Bienvenue dans l’école «à la carte»

Claudine Guilbault et son mari avaient en tête une école idéale pour leurs trois garçons. Ils ne la trouvaient pas. Ils ont même envisagé de déménager dans un autre pays. Après une bonne réflexion, ils ont décidé de concrétiser une idée folle : fonder leur propre école.
En 2011, Mme Guilbault a abandonné son poste de chercheuse en microbiologie à l’Hôpital général de Montréal pour devenir directrice d’une école primaire. « Son » école. Le couple a fait construire une école et en est devenu propriétaire.
« Ça prend un brin de naïveté et un brin de folie pour lancer un projet comme celui-là », dit Claudine Guilbault en nous faisant visiter l’école Vision de Saint-Jean-sur-Richelieu.
Quand elle a ouvert son école, il y a sept ans, elle était loin de se douter que le projet prendrait une telle ampleur. Après tout, les parents qui envoient leurs enfants à l’école Vision doivent payer plus de 8000 $ par année. Cette école privée n’est pas subventionnée.
La première année, l’école accueillait 29 élèves. Le bâtiment neuf, situé dans un nouveau quartier, accueille désormais 215 enfants du préscolaire et du primaire. Un agrandissement est prévu pour l’an prochain.
L’école Vision fait partie d’un réseau de 23 établissements privés dotés d’un programme qui n’existe dans aucune école publique : l’enseignement se fait en trois langues : anglais, français et espagnol. Il ne s’agit pas d’une « école passerelle » permettant de contourner la loi 101 et d’acheter l’accès à l’enseignement en anglais pour les francophones, précise Claudine Guilbault.
Il s’agit d’une école de langues reconnue par les ministères de l’Éducation et de la Famille. L’école Vision enseigne à la fois l’anglais et le français en tant que langues maternelles (en plus de l’espagnol comme troisième langue). C’est sa particularité.
« On ne veut pas être une école passerelle, au contraire, dit Claudine Guilbault. On n’enseigne pas l’anglais pour venir surpasser le français. Nos élèves ont d’excellentes notes en français aux examens du ministère en quatrième et en sixième années. »
Un phénomène nouveau
Des écoles comme celle-là, qui répondent à une vision bien précise de l’éducation, se multiplient au Québec. La Fédération des établissements d’enseignement privés (FEEP), qui regroupe 193 écoles, dit recevoir un nombre croissant de demandes de parents qui cherchent une école « sur mesure » pour leurs enfants.
« On voit de plus en plus de parents qui s’informent sur la façon de fonder leur propre école. C’est un phénomène nouveau », dit Geneviève Beauvais, de la FEEP.
Même l’école publique n’échappe pas à ce mouvement. Le promoteur du Technopôle Angus dans le quartier Rosemont, Christian Yaccarini, cherche à doter le quartier d’une école primaire publique fondée sur un modèle de gouvernance inédit. Cette école publique, gratuite et sans sélection des élèves, fonctionnerait avec un conseil d’administration autonome, hors du cadre habituel de la Commission scolaire de Montréal et de la Loi sur l’instruction publique.
Même dans le cadre de la loi, les écoles publiques offrent de plus en plus de projets particuliers — sports-études, arts-études, programme international. Le Conseil supérieur de l’éducation a sonné l’alarme en 2016 : le pourcentage d’élèves des écoles secondaires publiques inscrits dans des programmes particuliers (qui sélectionnent souvent les élèves ayant les meilleures notes) était de 17,2 % en 2012-2013. C’est aussi au Québec que la proportion d’élèves qui fréquentent l’école privée est la plus importante au pays, soit 21,5 %.
Vitesses variables
« On connaît les conséquences de ce phénomène des écoles sur mesure : une ségrégation qui défavorise l’école publique inclusive », dit Sylvain Bourdon, professeur à la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke.
Il s’intéresse aux « formes alternatives de scolarisation ». Et il n’a jamais eu autant de matière à étudier. Sylvain Bourdon confirme que la bonne vieille école publique de quartier est de moins en moins populaire.
« C’est de plus en plus la logique du marché qui gère la scolarisation, dit-il. On arrive à un point de rupture avec cette école à la carte et à des vitesses variables. »
Le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, ne cache pas qu’il apprécie les projets particuliers sortant du moule de l’école « mur-à-mur », note Sylvain Bourdon. Le ministre encourage « l’innovation » avec des projets comme le Lab-École, mené par le chef Ricardo Larrivée, l’athlète Pierre Lavoie et l’architecte Pierre Thibault. C’est un projet fort louable, estime Sylvain Bourdon. « Le problème, c’est que le Lab-École risque de mener à des solutions à la pièce qui ne profiteront pas à l’ensemble du réseau public », ajoute-t-il.
Place aux différences
Claudine Guilbault est bien consciente du phénomène. Mais elle estime essentiel que le système fasse de la place aux solutions qui ne cadrent pas dans l’école publique traditionnelle. Contrairement à l’idée reçue, l’école Vision ouvre aussi ses portes aux enfants ayant des difficultés d’apprentissage ou de comportement : près de 15 % des élèves ont un plan d’intervention pour cause de dyslexie, de dyspraxie ou trouble d’attention avec ou sans hyperactivité.
Les 30 membres du personnel — enseignants, orthopédagogue, conseillère pédagogique, intervenante sociale, concierge, etc. — ne sont pas syndiqués, leurs conditions salariales sont 5 % à 10 % moindres que dans le réseau public, mais en retour, ils ont une très grande autonomie professionnelle. « On peut essayer toutes sortes de projets et la directrice ne dit jamais non ! », dit en riant Alejandra Febres-Cordero, orthopédagogue, enseignante d’espagnol et d’arts dramatiques.
« On a fondé une école qui est cohérente avec notre système de valeurs », dit Mme Guilbault. Les élèves passent chaque jour une heure de plus en classe qu’à l’école publique. Ces cinq périodes supplémentaires de 60 minutes par semaine servent à bonifier l’enseignement de l’espagnol et de l’éducation physique.
En faisant le tour des classes, on voit que chacune est à l’image de l’enseignant — et des élèves. Les tables et les chaises sont réparties de façon différente dans chaque local. Il y a des tables rondes, carrées, hautes, basses. De petits et grands fauteuils. Ici, une tortue dans un aquarium. Là, un coin lecture logé dans une tente.
« Notre but, c’est que les enfants aiment l’école, dit Claudine Guilbault. On veut que l’enfant ait du plaisir à apprendre dans les matières qu’il aime pour être capable d’endurer les 20 % qu’il aime moins. Il doit apprendre à persévérer. »