Le bilinguisme, bon pour le cerveau?
Certains bienfaits du bilinguisme sur le cerveau tendent à se confirmer. Mais la plupart de ses effets ne s’observent que dans des contextes très contrôlés ou demeurent rarement visibles dans les comportements adultes. Aperçu des récentes recherches scientifiques sur le sujet.
La perception du bilinguisme a connu un virage spectaculaire dans les dernières décennies. Durant la première partie du XXe siècle, il n’avait pas la cote auprès des scientifiques. Chez les enfants, il était considéré comme responsable de confusions ou de répercussions négatives sur le cerveau, souvent en raison de méthodes d’évaluation aujourd’hui jugées discutables et d’échantillons composés d’enfants bilingues issus de familles défavorisées ou peu scolarisées, explique Fred Genesee, professeur au Département de psychologie de l’Université McGill.
Depuis le début du millénaire, les manchettes ne cessent, au contraire, d’annoncer des études sur les bienfaits cognitifs du bilinguisme. Parmi les scientifiques dont les travaux ont renversé la tendance, on trouve Ellen Bialystok, professeure et chercheuse à l’Université York de Toronto.
En revanche, certains de ses résultats sont contestés, faute de pouvoir être reproduits. C’est le cas de ceux d’adultes bilingues accomplissant plus rapidement une tâche malgré des interférences. « Même s’il y a des controverses, les gens disent que le bilinguisme a un effet positif ou ne fait aucune différence. Plus personne ne dit qu’il y a un effet négatif », remarque M. Genesee.
Les théories mises en avant par les recherches d’Ellen Bialystok se confirment néanmoins par l’observation d’enfants en bas âge dans des contextes contrôlés : la gymnastique du cerveau d’une personne bilingue, exigeant d’inhiber une langue pour communiquer dans l’autre, renforcerait l’attention sélective et aiderait à faire fi des distractions dans la réalisation d’une tâche.
Faire fi des distractions
Les résultats publiés en 2016 dans le Journal of Experimental Child Psychology par Diane Poulin-Dubois, professeure en psychologie à l’Université Concordia, et la doctorante Cristina Crivello vont en ce sens. Les chercheuses ont mesuré le vocabulaire d’enfants bilingues et unilingues entre 24 et 31 mois, pour ensuite les soumettre à des épreuves. Elles ont observé des différences dans les activités avec des consignes conflictuelles, comme celle exigeant de mettre de petits blocs dans un grand panier et de grands blocs dans un petit panier après avoir fait l’inverse. Non seulement les bilingues s’en tiraient mieux, mais plus ils connaissaient de doublons — soit deux mots de langues différentes pour désigner une même chose — mieux ils réussissaient.
Dans le même ordre d’idée, Ana Inés Ansaldo, directrice du laboratoire de plasticité cérébrale, communication et vieillissement au Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, a soumis des personnes âgées à des tâches avec des interférences contradictoires. Devant un écran, les participants devaient appuyer sur un bouton situé à gauche si un carré bleu s’affichait et sur un bouton situé à droite si le carré était rouge. Lorsque le carré apparaissait du côté inverse au bouton associé à sa couleur, les personnes bilingues n’ont pas été plus rapides ni meilleures pour réaliser la tâche. En revanche, ce qui se produisait à l’intérieur de leur tête, observé à l’aide de la neuro-imagerie fonctionnelle, s’avérait différent. « Le cerveau des bilingues semble plus efficace, dans le sens qu’il réalise une certaine économie de ressources », explique Mme Ansaldo.
Retarder les symptômes de démence
Le cerveau des bilingues sollicitait uniquement les circuits neuronaux pertinents pour traiter l’information liée à la consigne. Celui des unilingues, en revanche, en mettait à contribution plusieurs autres. « Cela peut être un énorme avantage quand on vieillit, lorsque l’on perd de la matière grise et blanche ou lorsqu’il y a une maladie comme la démence qui endommage le cerveau un peu partout, explique-t-elle. Même si on a des lésions dans des régions, on n’a pas besoin d’y recourir. »
C’est peut-être ce qui explique pourquoi parler deux langues retarderait de quatre à cinq ans les symptômes de la maladie d’Alzheimer et de plusieurs formes de démence, comme l’ont montré en 2013 les travaux de la chercheuse indienne Suvarna Alladi sur 648 personnes. Mme Ansaldo ajoute que le bilinguisme aide à préserver, lors du vieillissement, la matière grise et blanche, qui joue un rôle majeur dans les capacités cognitives et les connexions nerveuses. « Lorsque l’on apprend une langue tard dans la vie, avec une stimulation relativement intensive et courte, il y a une augmentation de la matière grise », précise-t-elle.
L’âge d’apprentissage
S’il est possible d’apprendre une deuxième langue à tout moment dans la vie, l’âge de son acquisition pourrait influer sur notre mémoire de travail. Fred Genesee et la chercheuse Audrey Delcenserie ont demandé à une soixantaine d’universitaires de répéter des mots fictifs qu’ils venaient d’entendre et de dire à l’envers une série de mots ou de chiffres qu’on venait de leur énoncer. Les résultats dévoilés dans l’International Journal of Bilinguism en 2016 montrent que non seulement les bilingues réussissaient mieux que les unilingues, mais aussi que les personnes qui avaient acquis les deux langues simultanément en très bas âge réussissaient mieux que celles qui avaient appris l’une d’elles entre 4 et 15 ans.
Malgré les découvertes, Fred Genesee rétorque aux parents qui disent vouloir élever leurs enfants dans les deux langues ou les envoyer dans une école bilingue, que le plus grand avantage demeure les occasions de communication que le bilinguisme peut ouvrir. « Les bienfaits cognitifs sont bien, mais selon moi, ils ne sont pas assez importants pour motiver cette décision. »
Les nourrissons distinguent les langues
Les enfants de 20 mois, élevés dans un contexte bilingue, font la différence entre les deux langues. C’est ce qui ressort d’un article publié le 7 août dernier dans le journal Proceedings of the National Academy of Sciences. Les chercheurs des universités Concordia et Princeton ont mesuré la pupille des yeux d’enfants de cet âge et d’adultes au moment où on leur récitait des phrases. Lorsque l’expérimentateur changeait pour la langue seconde du sujet au milieu de l’énoncé, comme dans l’expression « Look ! Find the chien ! », la pupille se dilatait aussitôt, signe d’une activité cérébrale plus intense chez les deux groupes. Les enfants de 20 mois « comprennent d’une certaine façon que le mot chien est français et dog, anglais », même s’ils ne connaissent pas les deux termes, indique Krista Byers-Heinlein, professeure associée à l’université Concordia et auteure principale de l’étude en question. Les résultats ne prouvent pas que simplement écouter deux langues, avant de pouvoir parler, engendre des bienfaits cognitifs. Néanmoins, « cette étude démontre que cette hypothèse est possible », juge Mme Byers-Heinlein.Ce contenu spécial a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.