La lente intégration des femmes à l’université

Intellectuelle, universitaire, féministe, Jeanne Lapointe a légué au Québec et aux femmes un héritage considérable. Pourtant, son nom et son travail sont peu reconnus ; à l’Université Laval, il n’y a pas de pavillon Jeanne-Lapointe.
Illustration: Tiffet Intellectuelle, universitaire, féministe, Jeanne Lapointe a légué au Québec et aux femmes un héritage considérable. Pourtant, son nom et son travail sont peu reconnus ; à l’Université Laval, il n’y a pas de pavillon Jeanne-Lapointe.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Juin 1904 : c’est la fin d’un trimestre historique à l’Université Laval. Une femme, Marie Sirois, reçoit pour la première fois un diplôme universitaire. Les esprits chagrins de l’époque peuvent être rassurés. Il s’agit d’un certificat en littérature, bien loin des chasses gardées masculines que sont la médecine et les autres professions libérales.

Mgr Olivier-Elzéar Mathieu, le recteur de l’Université Laval, écrit à mademoiselle Sirois : « Vous êtes la première à gagner ce certificat ; c’est un souvenir qui, nous l’espérons, vous sera toujours agréable et un honneur dont personne ne pouvait être plus digne que vous. » Le diplôme est joint au message. Il vaut mieux, sans doute, qu’elle ne se présente pas à la collation des grades. Ça pourrait être mal vu.

113 ans plus tard, le 1er juin 2017, Sophie D’Amours est devenue la première rectrice de l’histoire de l’Université Laval. L’occasion est belle pour réfléchir à la lente intégration des femmes dans le milieu universitaire. Et pour voir, aussi, ce qui a changé… ou non.

Pionnières

 

Les femmes sont admises à l’Université McGill depuis les années 1880. Le Canada français n’a pas suivi le mouvement. Sans cours classique avant 1908, les femmes ne peuvent entrer à l’université, sinon par des cours du soir, comme celui que suivait Marie Sirois. On peut toujours se former ailleurs, sous des cieux plus cléments. C’est ce que fera celle qui est considérée comme la première professeure d’université de l’histoire du Québec francophone : Agathe Lacourcière-Lacerte. Détentrice de plusieurs diplômes, dont un doctorat en lettres de l’Université de Madrid, elle est embauchée en 1937 dans la nouvelle Faculté des lettres de l’Université Laval. La professeure d’espagnol sera tardivement titularisée, en 1948.

Ce n’est pas par hasard, ni parce que nous sommes tellement avares d’argent que Séraphin Poudrier est devenu une sorte de type national. C’est intellectuellement et spirituellement que nous sommes des avares.

 

À l’époque, ce sont les cours d’été qui lui permettent d’entrer à l’université par une porte secondaire. En 1937, Québec est une belle ville, déjà prisée des touristes. Il s’agit presque de l’Europe pour les Américains ; pourquoi ne pas y suivre des cours universitaires pendant la belle saison ? Pendant ces étés, le professeur Alphonse-Marie Parent (que l’on connaîtra pour un certain rapport, trente ans plus tard) enseigne notamment à des étudiants et étudiantes, membres du clergé américain et ontarien, les subtilités du thomisme, qui est alors toute la philosophie au Canada français. Plusieurs étudiants anglophones ont besoin de mieux connaître la langue française.

Parcours exemplaire

 

Comme l’ont constaté la professeure Lucie Robert et son étudiante Geneviève Mathieu, Mgr Parent et le premier doyen de la Faculté des lettres, Camille Roy, retiendront alors les services de jeunes enseignants qui joueront un rôle important dans le développement intellectuel du Québec, qu’il s’agisse de l’historien Marcel Trudel, de l’ethnologue Marius Barbeau ou de l’écrivain Félix-Antoine Savard. Se démarque, parmi ceux-ci, Jeanne Lapointe (1915-2006). Diplômée de la Faculté, elle y sera embauchée comme professeure en 1940 et connaîtra un parcours universitaire et intellectuel exceptionnel.

Jeanne Lapointe a été l’une des premières femmes à intervenir dans l’espace public en tant qu’experte, notamment en devenant, dès les années 1950, une critique littéraire réputée à Radio-Canada. Dès lors qu’elle acquiert une certaine notoriété, la professeure n’hésite pas à la mettre au service de plusieurs causes.

Photo: Renaud Philippe Le Devoir Jonathan Livernois et Alex Noël, les auteurs de ce texte, posent devant le pavillon Agathe-Lacerte, nommé en l’honneur de la première professeure d’université de l’histoire du Québec francophone.

Défendant un humanisme moderne, comme l’a bien montré Claudia Raby, Lapointe n’a pas peur de s’attaquer au traditionalismereligieux dominant, ainsi qu’à la parole des hommes. En novembre 1955, elle signe dans Le Devoir une réflexion dans laquelle elle s’en prend de manière incisive à l’hypocrisie ambiante, nous rappelant au passage notre fixation sur un personnage qui hante encore nos écrans : « Nous souffrons de mesquinerie intellectuelle. Toute pensée adverse nous apparaît comme une menace au lieu d’un enrichissement possible. Ce n’est pas par hasard, ni parce que nous sommes tellement avares d’argent, que Séraphin Poudrier est devenu une sorte de type national. C’est intellectuellement et spirituellement que nous sommes des avares. » L’attaque est courageuse. Elle ne correspond pas, en tout cas, à l’image de l’universitaire frileux, réfugié dans son bureau ou son laboratoire.

Implication majeure

 

L’engagement de Jeanne Lapointe trouve un prolongement certain dans son engagement au sein de la commission Parent (1961-1966). Seule femme laïque à siéger à titre de commissaire, elle est même, selon Guy Rocher, la principale rédactrice du rapport. Aidée de son ami sociologue, Lapointe parvient à convaincre les autres commissaires d’inscrire parmi leurs recommandations la déconfessionnalisation de l’enseignement et le démantèlement des collèges classiques, mettant ainsi fin à l’hégémonie du discours religieux qui avait jusqu’alors dominé la façon de concevoir l’éducation au Québec.

Nommée ensuite à la commission fédérale Bird sur la situation de la femme (1967-1970), Lapointe en ressort résolument féministe. Les passerelles étant bien établies entre ses tâches d’intellectuelle, de féministe et d’universitaire, elle contribuera à la fondation du Regroupement des femmes de l’Université Laval, en plus d’orienter son enseignement et sa recherche dans une perspective féministe. De ce point de vue, elle préfigure l’engagement de professeures comme Diane Lamoureux (Université Laval) et Martine Delvaux (UQAM) qui n’hésitent pas, depuis plusieurs années, à prendre position dans l’agora.

Bien qu’il soit méconnu, l’apport de Jeanne Lapointe à la littérature québécoise est aussi capital, comme nous l’indiquent notamment les témoignages recueillis par Chantal Théry dans Jeanne Lapointe : artisane de la Révolution tranquille (Triptyque, 2013). Le soir, après les cours officiels, la professeure poursuit son enseignement auprès de plusieurs étudiantes réunies dans son appartement. C’est la modernité littéraire québécoise qui s’y joue : on y retrouve notamment la jeune Marie-Claire Blais, qui avait dû abandonner ses études à quinze ans pour aller travailler en usine. Lapointe, qui repère son potentiel, n’hésite pas à lui faire découvrir l’oeuvre de Simone Weil, de Proust, de Joyce ou encore de Dostoïevski, des auteurs qui exerceront une influence considérable sur l’art romanesque de la future écrivaine. C’est encore Lapointe, avec le père Georges-Henri Lévesque, qui encourage Marie-Claire Blais à publier son premier roman, La belle bête, en 1959. Elle jouera aussi un rôle très important dans l’élaboration et la publication d’oeuvres majeures telles que Le tombeau des rois (1953) d’Anne Hébert, Alexandre Chenevert (1954) de Gabrielle Roy ou encore Le pique-nique sur l’Acropole (1979) de Louky Bersianik.

Tomber dans l’oubli

Si le cas de Jeanne Lapointe est un témoignage exemplaire de l’apport des femmes oeuvrant dans le milieu universitaire, il est aussi représentatif de l’oubli relatif dont elles sont les victimes. À l’Université Laval, il n’y a pas de pavillon Jeanne-Lapointe. Certes, il y a bien la maison Marie-Sirois ainsi que le pavillon Agathe-Lacerte (on a laissé de côté son nom de jeune fille), mais ce sont des pavillons de service, des résidences. L’enseignement est ailleurs.

2017 serait pourtant riche en commémorations : en 1937, on embauche discrètement la première femme professeure dans une université francophone du Québec, intégrée dans une faculté qui naît la même année ; en 1987, Jeanne Lapointe, à la fois intellectuelle féministe et professeure de littérature, prend sa retraite après une longue carrière de 47 ans ; en 2017, le collège électoral de l’Université Laval, fondée il y a 165 ans, choisit la première rectrice de son histoire : Sophie D’Amours, professeure titulaire au Département de génie mécanique. Le chemin parcouru depuis 1904, année où Marie Sirois obtenait son diplôme par la poste, est sans aucun doute saisissant.

On peut commémorer, oui, certes, mais sans oublier quelques chiffres, comme ceux que Le Devoir rapportait récemment (« L’argent ou la maternité, le difficile choix des chercheuses universitaires », 7 février 2017), à partir des données compilées par l’équipe de Vincent Larivière de l’Université de Montréal : « Les professeures des 15 plus grandes universités de recherche du Canada dirigent une fraction des prestigieuses chaires de recherche, recueillent 57 % du financement obtenu par les chercheurs masculins et signent 27 % des articles publiés dans des revues savantes. » Et ce, même si les femmes sont de plus en plus nombreuses à occuper des postes universitaires — 40,2 % des enseignants universitaires à plein temps en 2016-2017, selon les chiffres de Statistique Canada, soit une augmentation de 2,6 % depuis 2010-2011. Il y a bien quelque chose dans l’équation qui ne fonctionne pas.

Justement : les esprits chagrins, ceux qui, en 1904, auraient pu s’insurger de la présence d’une femme à la collation des grades, n’ont jamais baissé la garde. Et force est de constater qu’ils sont encore trop nombreux, partout.

 

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