Deux profs pour une classe

Une annonce inattendue dans le budget du Québec déposé cette semaine suscite autant d’espoirs que d’interrogations : le ministère de l’Éducation prévoit doter toutes les classes de maternelle et de première année de deux titulaires d’ici cinq ans. Zoom sur un projet qui donne des résultats en Ontario.
C’est « le plus grand investissement en éducation depuis une génération » en Ontario : depuis 2010, toutes les classes de maternelle à 4 ans et à 5 ans ont deux titulaires — une enseignante et une éducatrice spécialisée en petite enfance. Il a fallu investir 1,5 milliard de dollars pour aménager des salles de classe adaptées aux tout-petits dans 3600 écoles. Le programme a aussi créé 3600 postes d’enseignant et 10 000 postes d’éducateur.
Sept ans plus tard, le ministère de l’Éducation de l’Ontario (MEO) affirme que l’initiative est un succès : les résultats en première année (en lecture, en écriture et en mathématiques) des élèves inscrits au programme sont supérieurs de 5 % à ceux qui ne fréquentent pas la maternelle à 4 et 5 ans.
Plus de 260 000 enfants fréquentent ce programme, qui sert en même temps de service de garde. En Ontario, il n’y a pas de centres de la petite enfance subventionnés comme au Québec. La maternelle à temps plein permet aux parents d’économiser jusqu’à 6500 $ par année en frais de garde, souligne le MEO.
Le principe des maternelles à 4 ans et à 5 ans est simple : plus on intervient tôt dans la vie des enfants, plus on a de chances de dépister (et d’aider) ceux qui ont des difficultés à apprendre. Et plus on leur permet de réussir et d’aller longtemps à l’école. C’est pour ça que l’Ontario a décidé de confier les classes à deux professionnels plutôt qu’à un seul. C’est ambitieux. Il faut y mettre le prix. Mais ça donne des résultats.
Puiser chez nos voisins
Inspiré en partie par la province voisine, le ministre Sébastien Proulx a obtenu des fonds, dans le budget déposé mardi à Québec, pour un programme inédit visant les élèves de maternelle et de première année. Ce n’est pas écrit noir sur blanc dans le budget, mais des sources ont indiqué que le but est de doter d’ici cinq ans toutes les classes de maternelle et de première année de deux intervenants : un enseignant et un autre adulte dont le rôle est à préciser, possiblement un technicien en éducation spécialisée.
Les consultations sur la réussite éducative menées au cours de l’automne ont convaincu le ministre Proulx de proposer cette initiative, indique-t-on. Il doit dévoiler les modalités du programme au cours des prochaines semaines.
Une surprise
Le milieu de l’éducation a été pris par surprise. Personne n’avait vu venir cet investissement après trois années de vaches maigres dans les écoles primaires et secondaires. Tout le monde est content, mais l’intention du ministre soulève pas mal de questions. Et même un certain scepticisme, notamment parce que le ministre prend une pause dans le développement des maternelles à temps plein pour les enfants de 4 ans.
Je me demande comment on fera pour embaucher tous ces gens. Ça prend quatre ans pour former un enseignant.
« C’est la première fois que j’entends parler de ce modèle [à deux intervenants par classe] pour le Québec. Je me demande comment on fera pour embaucher tous ces gens. Ça prend quatre ans pour former un enseignant », dit Pascale Lefrançois, vice-doyenne aux études de premier cycle à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal.
La Commission scolaire de Montréal (CSDM), par exemple, est aux prises avec une grave pénurie d’enseignants. La plus grande commission scolaire du Québec a même demandé à ses enseignants de n’assister à aucune formation, à cause du manque de suppléants. Et ça ne fait que commencer : la CSDM prévoit embaucher 850 enseignants en vue de la prochaine année scolaire en raison des départs à la retraite, des congés de maladie et des démissions de jeunes enseignants (25 % quittent avant leur cinquième année en poste).
La CSDM manque aussi de professionnels (psychologues, orthophonistes, etc.). Les budgets sont là, mais les conditions de travail sont tellement mauvaises par rapport au secteur privé que la commission scolaire a de la difficulté à recruter et à garder ses professionnels.
Le budget déposé cette semaine à Québec prévoit pourtant la création de 1500 postes dès septembre prochain — et 7200 postes d’ici cinq ans — dans les écoles primaires et secondaires. Des postes d’enseignants. De professionnels. Le budget est vague. Les observateurs du milieu de l’éducation croient déceler une improvisation qui coïncide curieusement avec le calendrier électoral — le scrutin est prévu pour l’automne 2018.
Le diable est dans les détails
« Deux adultes par classe, ça paraît bien sur papier. C’est très vendeur, mais ça demeure en grande partie un voeu pieux. Je crains que, dans les faits, il n’y ait personne pour pourvoir aux postes », dit Nathalie Morel, vice-présidente à la Fédération autonome de l’enseignement (FAE).
C’est une « bonne idée » de placer deux intervenants par classe de maternelle et de première année, souligne cette enseignante au primaire. Il faudra quand même consulter les profs sur la mise en place du programme, selon elle. Qui sera la « personne ressource » qui viendra aider l’enseignante dans la classe ? Une technicienne en éducation spécialisée ? Un autre type de professionnel ?
Les maternelles à 4 ans à temps plein, dont le déploiement a commencé en 2013 dans les milieux défavorisés, prévoient déjà que l’enseignante sera appuyée par une autre personne en classe. Mais ce n’est pas toujours le cas, selon Nathalie Morel. Une commission scolaire a même nommé un préposé aux élèves handicapés comme personne ressource dans une classe de maternelle à 4 ans, même s’il n’y a aucun élève handicapé dans la classe, explique la représentante syndicale. La commission scolaire fait ainsi des économies.
Ce n’est pas tout : c’est beau de dépister très tôt les élèves ayant des difficultés de langage ou des troubles de comportement, mais il faut surtout leur donner les services dont ils ont besoin. À l’heure actuelle, l’offre ne répond généralement pas à la demande, souligne Nathalie Morel : « Comme enseignante au primaire, si je remplis une demande de service professionnel pour faire évaluer un élève dans ma classe, ça peut prendre des mois ou des années avant que le service soit offert. »
Et la maternelle à 4 ans ?
Monique Brodeur, doyenne de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), estime elle aussi que le projet de deux titulaires par classe de maternelle et de première année arrive de façon imprévue. Elle souhaite que le ministre Sébastien Proulx poursuive en parallèle le développement de la maternelle à 4 ans à temps plein en milieu défavorisé malgré une étude critique de l’UQAM, justement, sur la mise en place du programme depuis quatre ans.
« Il faut poursuivre le déploiement en s’assurant de mettre en place toutes les conditions nécessaires pour qu’elles aient un impact », dit Monique Brodeur, qui a collaboré à l’étude de sa collègue Christa Japel.
« On aurait vraiment pu faire mieux en se basant sur le modèle de l’école Saint-Zotique », dans le quartier Saint-Henri, première école ayant mis sur pied un projet pilote de maternelle à 4 ans à temps plein, en 2009. Locaux bien aménagés, personnel formé, matériel pédagogique adapté : cette maternelle est un succès sur toute la ligne pour préparer des tout-petits d’un milieu défavorisé à réussir en première année.
Québec n’a cependant pas mis tous les moyens pour créer les 1200 autres places en maternelle à 4 ans, explique Monique Brodeur. Les enseignantes font un travail remarquable avec les ressources mises à leur disposition. Et elles sont rares, les ressources.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.