Le dilemme des élèves «pas comme les autres»

William, 10 ans, fréquente une classe spécialisée dans une école publique du Plateau Mont-Royal.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir William, 10 ans, fréquente une classe spécialisée dans une école publique du Plateau Mont-Royal.

Le vieux débat sur l’intégration d’élèves en difficulté dans les classes ordinaires reprend de plus belle à Montréal. Les enseignants, déjà à bout de souffle, sonnent l’alarme.

Le petit William, 10 ans, a ce qu’on appelle des « difficultés graves d’apprentissage ». Il a un déficit d’attention, le syndrome de la Tourette, des difficultés à communiquer et une grande anxiété. Dans l’ancien temps, on aurait dit qu’il est un garçon « pas comme les autres », même s’il est aussi intelligent que ses amis.

William fréquente une classe spécialisée dans une école publique du Plateau-Mont-Royal. Une petite classe de 11 élèves. L’enseignante est une orthopédagogue spécialisée en adaptation scolaire. Une armée de professionnels aide William en classe : psycho-éducatrice, technicienne en éducation spécialisée, orthophoniste… Bref, imaginez-vous la classe idéale pour un petit gars comme William : c’est la classe qu’il fréquente.

« On est très satisfaits des services qui lui sont offerts. Mon fils réussit bien à l’école. Il n’est pas du tout stigmatisé. Il fréquente le service de garde comme tous les autres enfants, il participe aux sorties, les enfants des classes ordinaires et des classes spéciales se mélangent bien », dit Julia Druliolles, la mère de William.

La classe idéale, oui. William a besoin d’être entouré comme il l’est, dans sa classe spécialisée. Julia Druliolles a quand même une inquiétude : qu’est-ce qui va se passer lorsque William sera au secondaire ? Aura-t-il les mêmes services qu’au primaire ? Devra-t-il fréquenter une école spécialisée ? À peine le quart des élèves handicapés ou qui ont des difficultés graves d’apprentissage obtiennent un diplôme ou une qualification professionnelle. La mère de William craint que son enfant reste toute sa vie dans la catégorie des gens « différents ».

Julia Druliolles aimerait que son fils intègre une classe ordinaire. Elle est convaincue qu’il peut le faire. Qu’il sortirait gagnant en fréquentant une classe ordinaire. La mère de famille sait de quoi elle parle : elle est commissaire scolaire et étudie en psychologie de l’éducation. La belle théorie de l’école « inclusive » se heurte à la réalité sur le terrain, dit-elle : « On est persuadés que l’inclusion est la solution, mais on voit difficilement comment ça peut se faire à l’heure actuelle à cause de la pénurie de ressources. »

Au bord de l’épuisement

Les écoles de Montréal et d’ailleurs manquent de professionnels pour évaluer et aider les élèves qui ont des difficultés graves d’apprentissage. Pour faire évaluer William — et qu’il obtienne sa « cote » lui ouvrant la porte d’une classe spécialisée —, ses parents ont payé 4000 $ pour lui faire rencontrer des psychologues et d’autres professionnels dans le secteur privé.

S’il fréquentait une classe ordinaire, William aurait peu ou pas de services spécialisés. Le gouvernement Couillard a beau « réinvestir » dans l’éducation (après avoir imposé une croissance des dépenses inférieure aux besoins pour atteindre l’équilibre budgétaire), dans la vraie vie, les services restent insuffisants.

Le virage « inclusif » des écoles s’est fait il y a une quinzaine d’années, avec la réforme de l’éducation. À peu près tout le monde s’entend pour dire que c’est une bonne idée d’inclure les enfants en difficulté dans les classes ordinaires — tout en gardant des classes spécialisées pour des élèves qui ne pourront jamais s’intégrer.

Oui, c’est une bonne idée d’inclure toutes sortes d’élèves dans les classes ordinaires. En théorie. Dans les faits, c’est difficile. Et parfois infernal. « Je suis au bord de l’épuisement. J’envisage même de changer de métier », dit une enseignante de première année. Cinq des dix-huit élèves de sa classe ont de « grandes difficultés ». Elle les adore, ses élèves ayant de grandes difficultés. Mais ils lui grugent toute son énergie, au point parfois où elle doit négliger les enfants « ordinaires ». « Il faut vraiment que les gens soient plus au courant de ce qui se passe dans notre système d’éducation. La profession ne sera plus du tout intéressante. Les enseignants sont souvent des gens très humanistes qui en prennent beaucoup sur leurs épaules », dit-elle.

Du bruit dans la classe

 

Le témoignage de cette enseignante n’est pas isolé. Le Devoir a reçu de nombreux messages d’enseignants après avoir écrit sur l’intégration des élèves en difficulté, au cours des dernières semaines. Philippe Fourneau, qui a pris un congé sabbatique de son école de Rosemont pour aller enseigner en Colombie-Britannique, est de ceux-là.

La Colombie-Britannique est considérée comme une des provinces (avec l’Ontario) qui réussissent le mieux l’inclusion d’élèves en difficulté. Le quart des 24 élèves de Philippe Fourneau a des troubles de comportement ou d’apprentissage. Des cas lourds, des enfants turbulents, agressifs, un enfant autiste. « Ça parle tout le temps dans ma classe, et ça parle fort ! » dit Philippe Fourneau en soupirant. Il se réveille la nuit. Il pense à abandonner ce métier qu’il pratique avec passion depuis 11 ans.

Ils sont deux professionnels, en tout temps, pour enseigner dans la classe francophone de Philippe Fourneau, à Squamish : l’enseignant et une adjointe, dont la mission officielle est d’accompagner l’élève autiste. En réalité, elle s’occupe surtout des trois enfants qui ont des troubles de comportement. « Les autres élèves sont tannés de l’agressivité de ces enfants. Les élèves qui sont discrets ou timides deviennent moins motivés. Les parents devraient se plaindre aux commissions scolaires. Les gestionnaires qui décident de faire les classes inclusives ne viennent jamais sur le terrain. Ils devraient au moins écouter les profs : on sait ce qui se passe dans nos classes ! »

Un virage inquiétant

 

La Commission scolaire de Montréal (CSDM) est considérée comme un modèle en matière de services aux élèves en difficulté, avec 390 classes spécialisées. Selon les données de l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal, 783 élèves du primaire et 970 élèves du secondaire fréquentent une école spécialisée à la CSDM. La plus grande commission scolaire du Québec ne fait pas qu’éduquer les enfants : elle est aussi une machine de socialisation des enfants les plus pauvres, d’intégration des élèves difficiles, de francisation des immigrants.

Le virage « inclusif » de l’école s’est fait en douceur à Montréal depuis une quinzaine d’années. La CSDM cherche à accélérer la tendance vers l’inclusion. Les syndicats d’enseignants s’inquiètent. Ils sont d’accord avec l’inclusion, mais pas « l’inclusion sauvage » sans l’appui de professionnels.

La Fédération autonome de l’enseignement (FAE) et l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal soutiennent que ce virage inclusif cache un autre objectif non avoué : faire des économies — et offrir si peu de services que les parents se tournent vers le privé. La CSDM et le ministère de l’Éducation s’en défendent, mais il est vrai que ça coûte cher, une classe spécialisée. Les enseignants ont l’impression de se faire pelleter dans les classes ordinaires des enfants qui seraient mieux servis dans des classes spécialisées.

L’école à trois vitesses

Le problème, c’est le « tamisage » des meilleurs élèves par les écoles privées et les écoles publiques à vocation particulière, qui sélectionnent leurs élèves, estime Égide Royer, professeur associé à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval.

« L’école publique ordinaire n’a plus rien d’ordinaire, dit-il. La proportion d’élèves vulnérables est beaucoup plus grande dans les classes ordinaires à cause de ce tamisage. La seule solution pour s’en sortir, c’est que toutes les écoles deviennent inclusives. Les écoles privées et les écoles publiques à vocation particulière sont là pour rester : on devrait leur demander d’accueillir des enfants autistes, qui ont un déficit d’attention ou des troubles de comportement. »

Il note aussi que la meilleure façon d’aider les enfants à risque, c’est de leur apprendre à lire et à socialiser le plus tôt possible. Et pour ça, le meilleur outil, c’est la maternelle à quatre ans. L’Ontario accomplit des merveilles avec la maternelle obligatoire et gratuite dès l’âge de quatre ans — où une éducatrice en petite enfance et une enseignante travaillent ensemble dans chaque classe —, explique Égide Royer.

« Les enfants de quatre ans n’ont pas besoin d’être gardés, ils ont besoin de recevoir des services éducatifs, dit-il. Le ministre Sébastien Proulx parle d’offrir davantage de maternelles à quatre ans dans les milieux défavorisés. C’est une vision étroite : la majorité des enfants vulnérables de quatre ans ne vivent pas en milieu défavorisé. Le spectre de l’autisme ne dépend pas de votre code postal ou de votre déclaration de revenus ! »

 

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

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