L'école à l'examen: «Pour arriver à une compréhension du monde» (8/8)

Pourquoi le système scolaire québécois produit-il autant de décrocheurs ? Faut-il mieux former les enseignants ? Après avoir sillonné les régions tout l’automne, une nouvelle consultation publique pour « moderniser le système d’éducation » se termine à Québec le 1er décembre. De quelle école la société québécoise a-t-elle besoin ? Les réponses de huit observateurs et artisans dans cette série qui se termine aujourd’hui avec Lise Bissonnette, qui a dirigé Le Devoir et la Grande Bibliothèque du Québec.
Si vous étiez ministre, quelle serait la priorité de votre mandat ?
Nul ne devrait être admissible au titre de ministre de l’Éducation sans pouvoir, à huis clos et sans aide, exprimer sa conception de la lutte contre l’ignorance contemporaine. J’entends ici l’ignorance durable, celle qui afflige un citoyen sur deux incapable de lire beaucoup plus qu’une recette ou un sous-titre d’information continue, et l’ignorance désormais instruite, celle qui sait déchiffrer les indices du marché et qui en tire avec aplomb les ordonnances de la vie en société. Ces deux acceptions et acceptations de l’ignorance viennent d’assurer l’élection d’une funeste brute au commandement suprême de l’Amérique du Nord et s’adaptent déjà au résultat. Nous avons ainsi obtenu, sans tableau blanc, une leçon magistrale pour ministre : l’éducation n’est pas un simple outil de développement économique et d’accès à l’emploi, elle devrait être une démarche pour arriver à une compréhension du monde, de son histoire, de son présent et de sa destination. Et nul ne devrait être admissible au titre de ministre de l’Éducation sans vouloir proposer ou imposer à son gouvernement l’obligation première de reconnaître formellement qu’on éduque pour éclairer, et non pour fournir du travail de cadre ou d’ouvrier dans une cimenterie soumise aux aléas du libre-échange avec les États-Unis.
Que faut-il changer dans l’actuel système d’éducation ?
Le temps est venu de stopper l’érosion du caractère public de notre système, de la garderie à l’université. Derrière ce grignotage de moins en moins discret, à l’oeuvre depuis des décennies et commun aux gouvernements de toutes couleurs, s’installe une négation tranquille du rôle d’un État. Quand on accepte la charge de gouverner, ce n’est pas pour faire arriver les trains à l’heure ou, en éducation, pour obtenir des résultats présentables aux tests internationaux. La raison d’être de l’État, c’est d’empêcher la loi du plus fort de régir la vie en société. Nous naissons tous égaux, certes, mais les inégalités s’installent dès notre premier souffle. Le système d’éducation est la première ligne de résistance à cette adversité, qui n’est pas une fatalité. Le sociologue magnifique que fut Pierre Bourdieu nous avait mis en garde contre la dérive, il y a un demi-siècle (Les héritiers, 1964), au moment des grandes réformes. Les nantis en fortune ou en éducation, disait-il, trouveront toujours le moyen de reconstituer leurs avantages en faisant monter les enchères de l’accès à la meilleure école. Cette façon de faire le tri, maquillée au nom de l’excellence ou de la douance ou de la brillance mondiale, repose au Québec sur le vecteur de la privatisation. Pas uniquement celle des lieux d’éducation, mais celle des méthodes, que l’école publique adopte dans sa tête, ses manières et ses outils. Voir aussi, pour preuve, le mépris des gouvernements successifs pour les institutions de l’Université du Québec, issues d’une volonté (oubliée) de l’Assemblée nationale.
Que faut-il conserver dans l’actuel système d’éducation ?
Le repentir qui semble détricoter lentement mais sûrement la fabrique délibérée d’ignorance connue sous le nom de « renouveau pédagogique » est une espérance qu’il faut mener à terme. Le retour en grâce de la culture générale, que la plus récente réforme avait confiée à l’autodidaxie électronique, s’affirme dans de nombreux discours, dont certains ministériels. L’écueil, qui s’observe à gauche comme à droite, serait de confondre culture et fréquentation de la culture. La tâche de l’école n’est pas d’abord de multiplier les sorties en vue de former les futurs consommateurs de produits culturels, comme le réclame un milieu associatif affamé. Elle est de donner accès, d’offrir en propriété, les références culturelles, scientifiques, historiques qui permettront à chacun de penser sans recourir au téléphone. Cela se fait par des programmes, faut-il le rappeler ? Leur rehaussement est loin d’être achevé.
Les maux du système sont-ils reliés à un manque de ressources ?
L’éducation devrait être la première dépense de l’État, la santé accapare tout faute d’éducation. Efficacement socialisés par le langage de la rigueur et de l’austérité, nous cherchons pourtant à éloigner de nous le calice de la dépense et, dociles, à nous prescrire de faire mieux sans avoir plus. En attendant un revirement improbable de l’ordre des priorités, il faut dénoncer les ravages scandaleux de la pingrerie durable. Diplômée à la fin des années 60, j’ai fait de la suppléance en milieu défavorisé ; devenue journaliste en éducation au milieu des années 70, j’ai rendu compte de la carte de la pauvreté en milieu scolaire ; fondatrice de la Grande Bibliothèque, j’y ai accueilli des milliers de personnes que l’école avait laissées en panne de connaissances ; présidente du Conseil de l’Université du Québec à Montréal, j’y croise un nombre encore insuffisant de survivants de cet enseignement primaire et secondaire émacié. Les ressources n’ont jamais cessé de manquer. Donc oui, il faut en ajouter, et beaucoup, d’abord là où le combat contre les inégalités ne peut se livrer sans elles.
Faut-il repenser la formation des maîtres ?
Le désarroi actuel de tant de maîtres tient au monde tel qu’il traverse l’école, avec ses incertitudes, ses désordres, ses confusions. En réduisant l’empire de la théorie pédagogique, on pourrait consacrer un large volet des programmes à l’apprentissage des cadres juridiques, sociologiques, politiques, économiques, culturels qui gouvernent et informent le milieu scolaire. Pour que nul n’enseigne sans savoir, en largeur, où il se trouve.