L’ETS montrée du doigt pour son inaction

Kimberley Marin lance un cri du coeur dans l'espoir de faire bouger les choses à l'École de technologie supérieure (ETS) afin que «les prochaines n'aient pas à vivre ça».
Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir Kimberley Marin lance un cri du coeur dans l'espoir de faire bouger les choses à l'École de technologie supérieure (ETS) afin que «les prochaines n'aient pas à vivre ça».

Une étudiante de l’École de technologie supérieure (ETS) dénonce la « culture du silence » et accuse la direction de faire de « l’aveuglement volontaire » en matière de sexisme et de harcèlement sexuel. Elle part en croisade pour faire changer les moeurs dans une école où 90 % des étudiants sont de sexe masculin. Aux prises avec sa toute première plainte en matière de harcèlement sexuel, la direction admet qu’il y a eu des lacunes importantes dans ce dossier.

C’était en septembre 2015, pendant les initiations. Comme plusieurs de ses collègues à la maîtrise, Kimberley Marin, 29 ans, était déguisée en Hawaïenne. « À un moment donné, un gars est venu me parler pour attirer mon attention. Et là, ils sont arrivés à cinq par-derrière, ils m’ont prise de force. Je me débattais, mais ils ont déchiré mon t-shirt et arraché ma jupe. Je me suis ramassée avec le bikini à moitié baissé, la craque de fesses à l’air, et ils sont tous partis en courant en trouvant ça drôle. »

Kimberley a tenté de les rattraper ou de les identifier. Mais c’était peine perdue. Elle s’est rhabillée avec son « vrai linge » et elle a tenté de poursuivre sa journée comme tout le monde. Mais ça aussi, c’était impossible. « Je ne me sentais pas bien, je n’avais pas aimé ça. Je réalisais que je n’avais aucun contrôle sur mon corps. Je me demandais ce que j’étais venue faire ici avec cette gang de mongols là. »

Les jours ont passé, mais le sentiment d’inconfort, lui, persistait. Kimberley a donc décidé de porter plainte. Mais elle s’est heurtée à un mur. Le directeur du service aux étudiants, à qui elle s’est adressée, n’a pas donné suite à sa déposition. « J’étais désemparée et j’avais besoin d’être guidée. Il n’a rien fait pour m’aider. »

Kimberley dit avoir cogné à différentes portes, sans être prise au sérieux. Des collègues lui ont même reproché de mettre en péril la tenue des futurs partys d’initiation, comme si c’était sa faute à elle, et non celle de ses présumés agresseurs. « Je culpabilisais, je me demandais si c’était juste moi, raconte-t-elle. J’ai commencé à en parler aux filles autour de moi et à organiser des événements pour que nous puissions discuter de cela. Elles avaient toutes des histoires à raconter. »

Sexisme

 

Plusieurs étudiantes de l’ETS rencontrées par Le Devoir disent subir, de façon régulière, des commentaires sexistes. Plutôt que de dénoncer, elles encaissent. Elles ne veulent surtout pas être perçues comme des « casseuses de party » ou, pire encore, se faire dire qu’elles ont « du sable dans le vagin » — l’insulte suprême en vogue.

Depuis plusieurs semaines déjà, Léa (nom fictif) doit endurer les avances grossières et répétées d’un collègue masculin avec qui elle travaille en équipe. Il lui envoie des textos, dessine des pénis dans son cahier et lui lance des commentaires osés qui font rire tout le monde. Léa, elle, rit jaune. Mais elle n’ose pas le dénoncer. Au-delà de la peur du jugement des pairs, elle présume d’emblée que cela ne servirait à rien. « Je suis coincée, je ne sais même pas qui je pourrais aller voir. Un prof va m’envoyer promener. »

De façon confidentielle, un membre du personnel confirme que c’est la culture de l’école. « Les gens sont très mal à l’aise avec toutes les questions sociales ou éthiques. Se poser des questions sur le comportement de l’un ou de l’autre, ça fait moumoune, ça fait science molle. On n’aime pas ça. On s’en lave les mains en disant que, dans le milieu du travail, c’est comme ça et qu’il faut s’endurcir. Le mot d’ordre, c’est : endurez et faites votre job. Si vous n’êtes pas capable d’endurer, vous n’avez rien à faire ici. »

Devant l’affluence de témoignages, Kimberley a décidé d’écrire un rapport qu’elle a présenté à la direction de l’ETS en février dernier. Sur une dizaine de pages, elle décrit la situation, énumère les cas de sexisme et de harcèlement sexuel — dont certains concernent des professeurs — et suggère des pistes d’amélioration. Elle réclame davantage de sensibilisation, des structures pour permettre aux femmes de porter plainte et de l’aide psychologique pour les victimes. Elle rappelle que les grandes universités québécoises se sont toutes dotées de programmes spécifiques pour s’attaquer au problème. « À la suite d’un exercice comparatif des différentes cultures organisationnelles en ce qui a trait à la condition féminine, il est gênant de constater que l’ETS se situe en queue de peloton », écrit-elle.

Enquête de l’ETS

Six mois plus tard, la direction vient tout juste de déclencher une enquête indépendante sur l’agression dont Kimberley dit avoir été victime. Comment expliquer une telle lenteur ? « Dans ce cas particulier, elle n’avait pas déposé de plainte, répond le directeur général de l’ETS, Pierre Dumouchel. On ne peut pas déclencher de processus d’évaluation s’il n’y a pas de plainte formelle. »

Pourtant, Kimberley était allée cogner à la bonne porte lorsqu’elle s’est adressée au directeur des services aux étudiants, Olivier Ringuet. Mais il semble que celui-ci n’a pas suivi la procédure prévue, qui est de diriger la victime « le plus rapidement possible » vers le secrétaire général, qui agit à titre d’ombudsman pour l’établissement. M. Ringuet aurait également dû diriger Kimberley vers un psychologue de l’école, convient le d.g. « On aurait dû la diriger vers ça, ça n’a pas été fait, mais vous me l’apprenez. Il faut diriger vers la bonne personne, diriger pour porter plainte aussi. »

Malgré tout, il estime que M. Ringuet était « qualifié » pour prendre la déposition de Kimberley, mais « peut-être un peu moins qualifié que la personne qui était là avant » puisqu’il occupait ce poste de façon intérimaire. « Ça se peut aussi qu’elle soit arrivée vraiment à un mauvais moment », avance-t-il.

Première plainte

 

Pierre Dumouchel affirme que c’est la toute première plainte en matière de harcèlement sexuel que l’école doit traiter. « Effectivement, à 10 800 étudiants, c’est assez étonnant », convient-il. Mais il nie que la culture de l’école décourage les femmes de porter plainte. « Je suis en désaccord avec ça. Si c’était le cas, il faudrait que je brasse la cage pas à peu près, parce que ce n’est pas acceptable. » Alors, comment expliquer qu’il n’y a pas davantage de plaintes ? « Je n’ai pas de réponse », répond-il après une longue hésitation.

Il se dit « soucieux de la problématique » et rappelle que l’École de technologie supérieure participe à la campagne nationale « Sans oui, c’est non ! ». Il ajoute que la politique contre le harcèlement sera mise à jour prochainement pour inclure un volet spécifique au « cyberharcèlement » et soutient avoir fait des rappels du code de conduite auprès des employés.

L’enquêteur a également été mandaté pour analyser les procédures mises en place par l’ETS, précise M. Dumouchel. « Il faut encourager les gens à porter plainte. Ça, on va le faire. »

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