Les filles parlent le langage de la programmation

C’est connu, le monde de la programmation informatique est dominé par les garçons. Or, l’art du code suscite un engouement prometteur chez les filles. Certains y voient d’ailleurs un argument de plus pour l’imposer à l’école.
Le chercheur Thierry Karsenti en est convaincu. « Avant, la programmation, c’était un monde de garçons, mais là, avec les applications sur tablettes qui rendent ça amusant, on voit que les filles deviennent meilleures en informatique et on enlève certains de nos préjugés », remarque le titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) en éducation.
Une campagne Web
Aux États-Unis, l’équipe du site « L'Heure de code » met tout en oeuvre pour mobiliser les filles et les minorités. Grâce à une association avec Lucas Film et Disney, l’équipe a conçu une activité de code gratuite basée sur les héroïnes de Star Wars (la princesse Leia et le nouveau personnage Rey).
L’an dernier, on avait fait la même chose avec les deux soeurs du film La reine des neiges.
Dans le cadre d’une récente campagne Web, différentes personnalités féminines encouragent les jeunes filles à coder, dont la jeune lauréate du prix Nobel Malala Yousafzaï. « Je lance le défi aux filles de tous les pays de faire une heure de code. »
On peut y voir l’actrice Jessica Alba, qui a également fondé une entreprise techno, ainsi que des dirigeantes de YouTube ou Facebook.
Elles disent aux jeunes filles que tout est possible. « La technologie touche tous les aspects de la vie. Si vous pouvez changer la technologie, vous pouvez changer le monde », lance la p.-d.g. de YouTube, Susan Wojcicki.
Les filles manquent tout simplement de modèles, plaide la professeure Margarida Romero. « Souvent, elles n’ont pas énormément de références féminines, donc la programmation n’est pas perçue comme s’adressant à elles. Il y a vraiment un travail d’image à faire. »
Mais, dans les classes, les professeurs s’étonnent de l’intérêt manifesté par les filles pour les nouveaux outils.
« Évidemment, les garçons embarquent beaucoup, mais j’ai même des filles qui ont plus ou moins d’intérêt pour l’informatique et qui embarquent vraiment », explique Cédrick Fortin, de l’école Notre-Dame-du-Rosaire, à Chibougamau.
Sur ses 26 élèves de 4e année, 18 sont des filles. « J’en ai peut-être deux qui semblent avoir moins d’intérêt pour la chose, mais sinon, la majorité est très heureuse d’en faire, dit-il. Une fois que tu as compris la manière de donner des commandes, tu peux faire n’importe quoi ! Les élèves capables de percevoir le potentiel de ça voient comment ça peut les mener loin. » À l’intérieur de sa classe, à Québec, la stagiaire Viviane Vallerand a observé la même chose.
Mais elle a aussi remarqué des différences dans leur façon de coder. « Les garçons étaient vraiment plus intéressés que les filles. J’ai aussi trouvé que les filles avaient plus tendance à appliquer [les lignes de code] comme une recette. Les garçons faisaient beaucoup d’hypothèses, s’essayaient vraiment beaucoup. Bien sûr, je parle en général. Ce n’est pas le cas de toutes les filles. »
La créativité
Chose certaine, les outils laissent assez de place à la créativité pour cibler les filles aux intérêts les plus typés, remarque la professeure Margarida Romero. « Quand on fait de la programmation créative, on peut aussi faire des histoires de princesses. Chacun peut faire son histoire. »
Tout est dans la manière, plaide Kate Arthur, de KidsCodeJeunesse. « Si l’enseignant dit : “ On va faire de la programmation ”, les filles vont hausser les épaules. Mais si on leur dit qu’on va créer un projet qui inclut des images, des vidéos et de la couleur, elles sont aussi intéressées. »
Un sujet chaud
L’an dernier, seulement 15 % des diplômés en génie informatique de la Polytechnique étaient des femmes, déplore Cédric Orvoine, responsable des ressources humaines chez Ubisoft Montréal. « Ce n’est un secret pour personne que, dans le milieu de la programmation, c’est assez débalancé dans l’équilibre hommes-femmes. C’est un sujet assez chaud. »
Pour y remédier, il croit qu’il faut « attaquer le problème à la racine ». Les formations en programmation ne vont pas « nous permettre de régler le problème à court terme », dit-il. « Mais c’est probablement la meilleure approche pour intéresser les filles et les jeunes femmes au langage de la programmation. Il faut augmenter le bassin des femmes dans les facultés informatiques. »
L'impact sur les enfants
Certains partisans du codage suggèrent que les enfants qui en font seront meilleurs en mathématiques ou dans les autres matières. Or, il est trop tôt pour l’affirmer, selon Thierry Karsenti, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l’information et de la communication (TIC) en éducation : « Les nouvelles applications qui permettent de faire ça sont encore récentes, donc il n’y a pas beaucoup d’études qui en montrent l’impact à long terme. »Ce qu’on sait, ajoute-t-il, c’est que les jeunes codeurs s’améliorent en résolution de problèmes et, bien sûr, en informatique. Au dire du conseiller pédagogique Patrick Touchette, les applications comme Scratch Junior aident aussi les enseignants à stimuler les élèves qui ont des difficultés d’apprentissage.
La professeure Margarida Romero insiste enfin sur deux autres aspects : le développement de la créativité et celui de l’esprit critique. « Au lieu de n’être que des consommateurs passifs, ils peuvent devenir des créateurs du numérique, dit-elle. C’est utile non seulement pour avoir accès à des emplois, mais aussi pour devenir des citoyens capables de prendre des décisions. »
D’autant qu’encore beaucoup de jeunes (et d’adultes) ignorent les impacts de Facebook sur leur vie privée, ou encore le fonctionnement de Google.
« Ils ne savent pas que des gens payent pour être affichés dans les premiers titres, remarque M. Karsenti. En faisant du code, les jeunes peuvent comprendre qu’il y a un algorithme derrière, qui fait en sorte que des sites sont mis en évidence. »
Chose certaine, on sait que cela ne peut pas nuire, dit-il. « Ça ne peut pas être mauvais pour les enfants. Peut-être qu’on devrait être novateurs et éviter d’attendre que les autres l’aient fait pendant cinq ou dix ans avant d’aller de l’avant avec ça. »