La langue des rappeurs, signe d’un français fort?

C’est le français qu’on « créolise », qu’on « bâtardise », la langue de Molière qu’on anglicise — plutôt qu’on multilinguise —, et c’est aussi le nouvel idiome et vecteur de création des rappeurs. N’en déplaise à ceux qui déplorent haut et fort le déclin de la langue officielle du Québec, consacrée par le projet de loi 22 qui célébrait ses 40 ans la semaine dernière, le français n’est pas mis en danger par les jeunes générations, croit Mela Sarkar, sociolinguiste et professeur à l’Université McGill. Au contraire. Il se renforce.
« La grande proportion d’anglophones autour de nous [menace] beaucoup plus la langue française que quelques jeunes qui rappent dans un français mixte. Ça a toujours été le cas et ce l’est encore », a dit la chercheuse, qui s’intéresse à la langue des rappeurs, et auteure principale de Ousqu’on chill à soir ? Pratiques multilingues comme stratégies identitaires dans la communauté hip-hop montréalaise. « D’avoir un français qui évolue et des jeunes qui s’en servent, qui utilisent une syntaxe française avec des ajouts et des emprunts dans beaucoup d’autres langues montre plutôt la réussite de toutes les politiques linguistiques québécoises. »
Controverse
L’éternel débat de l’anglicisation de la langue française a refait surface ces deux dernières semaines, avec la polémique ravivée autour du sextuor hip-hop franglo-québécois Dead Obies, dont l’amalgame linguistique qu’il utilise désole certains commentateurs des médias et une bonne partie de l’opinion publique. Accusé de faire l’éloge d’un créole dominé par l’anglais, Yes Mccan (alias Jean-François Ruel), l’un des membres du populaire groupe, avait vivement répliqué sur un blogue. « Ma bâtardisation vous choque ? Soit. Votre puritanisme me dégoûte. »
La controverse n’a pas étonné la chercheuse Mela Sarkar, une Torontoise d’origine qui a marié un Québécois « de souche » et a fait sa vie au Québec. « Il y a un débat autour de la qualité de la langue depuis des décennies et il y a toujours une possibilité qu’il resurgisse. Il y a constamment des gens qui s’inquiètent et écrivent dans les journaux que la langue est en train de se dégrader », dit-elle. L’oeuvre de Michel Tremblay n’a-t-elle pas été sévèrement critiquée pour son joual il y a quelques décennies ? Ce fut l’enthousiasme des Français à l’endroit de ce nouveau langage qui l’avait finalement réhabilitée, rappelle-t-elle.
« On va live ou on va die »
Les principaux défenseurs de la langue française qui dénoncent son massacre par certaines générations « ne semblent pas se préoccuper des usages multilingues des jeunes ; ils ne les entendent pas, sauf à l’occasion pour les déplorer — occasion dont ils profitent pour critiquer le système scolaire, qui, selon de nombreux commentateurs dans les médias, éduque si mal les adolescents », écrit Mela Sarkar dans un de ses articles scientifiques, publié dans Diversité urbaine. Ses recherches — avec des collègues, elle a analysé la langue d’une trentaine de chansons rap tirées de neuf albums de groupes de hip-hop et récolté de nombreux témoignages de leurs membres — ont permis de montrer comment ce langage mixte a évolué.
Par exemple, les verbes ou les substantifs en anglais qui étaient francisés (Je « checkerai » ça, je l’ai « callée »), ne le sont plus. « Dans l’expression « On va live ou on va die », le verbe anglais ne s’insère pas dans la morphologie du français et n’est pas conjugué de façon traditionnelle. C’est un phénomène nouveau et inusité », soutient Mme Sarkar.
Même si ce n’est pas d’hier que des mots anglais se glissent dans la langue française, parfois totalement à l’insu des locuteurs. « Une de mes collègues, enseignante d’anglais langue seconde, s’était fait demander par un petit francophone comment on disait “pizza all dressed” en anglais, raconte-t-elle. Ce n’est qu’un exemple parmi des milliers. »
Ses analyses lui ont aussi fait constater que les jeunes rappeurs n’utilisent pas cette langue hybride par paresse ou parce qu’ils ne maîtrisent pas bien le français. « Ils sont encore plus doués et encore plus capables de s’adapter que quiconque », croit-elle.
Pour elle, la réplique de Yes Mccan, écrite dans un très bon français truffé de mots anglais et en joual pour se moquer, en est le parfait exemple. « Ce jeune-là est très capable de s’exprimer dans un français standard. C’est juste que c’est moins intéressant pour lui de le faire », souligne-t-elle. Le constat est le même envers les autres rappeurs. « Certains font des bacs et études littéraires et sont très au courant de ce que la langue française permet de faire et de ne pas faire. Ils choisissent de créer dans la langue qu’ils veulent, en fonction de ce qui est artistiquement plus intéressant. »
Raciste, le Québec ?
Reste que ce langage en choque plusieurs. « Pourquoi ? Il faut consulter des psychanalystes, note Mme Sarkar. Ça doit avoir à voir avec le fait de se sentir menacé dans son identité. Plus la menace est grande, plus la réaction est forte. Il y en a certains qui ne s’en préoccupent pas vraiment, dont l’identité ne tient pas qu’à ça. »
Le Québec est-il raciste ? Les préjugés envers les minorités — pas seulement visibles, puisque les Français peuvent aussi être mis à l’écart pour la façon dont ils s’expriment — existent bel et bien mais la chose est absolument taboue, remarque la chercheuse de McGill. « Ici, on est sur le vif pour tout ce qui concerne la langue. On a cherché partout dans la littérature et il semble que ce soit défendu de dire qu’au Québec, le racisme existe. »
L’ironie, c’est que c’est sans doute ce sentiment de non-appartenance, voire de rejet quant à la culture linguistique dominante, qui a poussé, sans qu’ils s’en rendent compte eux-mêmes, les artistes du hip-hop à se réunir au sein d’une culture qui leur est propre, conclut Mme Sarkar dans son étude. « C’est un mouvement contestataire, parce qu’ils sentent qu’ils n’ont pas le droit de faire partie de l’identité mainstream. Je ferais la même chose si on me disait que je n’appartenais pas au groupe. Au moins, j’appartiendrais à quelque chose. »
Mela Sarkar en cinq dates
1958 : Naissance à Toronto1977 : Arrivée au Québec
2000 : Doctorat en sociolinguistique (programme interdisciplinaire en sciences humaines), Université Concordia
2007 : Professeure au Département d’études intégrées en éducation, Université McGill
2014 : Présidente de l’Association canadienne de linguistique appliquée