C'est quand qu'on va où?

J'avais pourtant tout ce qu'il faut pour faire une superbe chronique. Et même, peut-être, deux superbes chroniques. D'abord cet entrefilet paru dans Le Soleil, repris nulle part ailleurs, et dans lequel on apprenait que le ministre Garon entend instituer une université sur la Rive-Sud de Québec, à Lévis. C'est de la nouvelle, ça. En pleine période de crise financière des universités, M. Garon allait foncer et mettre en application des idées qu'il n'a cessé de répéter depuis son arrivée au ministère: fin au gigantisme, fin au technocratisme bureaucratique, vive le local, small is beautifull et tout ce qui s'ensuit. On racontait que le ministre allait passer par une fondation pour réaliser son projet, un vieux rêve à lui. Je l'ai appelé pour en savoir plus. Son attaché - pas case, mais politique - m'a laissé entendre que c'était vrai et il m'a dit que le ministre allait me rappeler pour confirmer tout cela et me le dire dans ses mots.

Dommage tout de même qu'il ne m'ait pas rappelé, parce que j'aurais bien voulu lui demander, en même temps, ce qu'il y avait de vrai dans ces rumeurs voulant qu'il songe aussi à abolir le siège social de l'UQ. Ce sera pour une autre fois.

Mais, quoi qu'il en soit, le sujet ne m'intéressait plus beaucoup à 22 heures 20: car j'avais alors ouvert la télévision. Et on parlait du suicide d'un tout jeune élève, le petit Simon.

J'ai tout de suite pensé à un de mes anciens professeurs. Il se prénommait Charles. C'était un vieux monsieur qui enseignait la philosophie à l'époque où j'y croyais très fort: j'étais jeune et je ne savais pas encore.

Il arrivait avec son vieux manteau, son vieux chapeau, son vieux cartable, son vieux mégot et ses jeunes yeux un peu tristes. On racontait sur lui des choses que personne n'avait vérifiées: qu'il avait été prisonnier dans un camp de concentration, que sa femme y était morte, qu'il avait assisté aux pires horreurs à côté desquelles l'audition forcée des oeuvres complètes de Mitsou est un délice. On n'avait pas à vérifier, de toute façon: il n'y avait qu'à regarder ses yeux.

Il donnait un cours sur Nietzsche et il parlait de la mort de Dieu en argumentant contre le philosophe allemand comme si sa propre vie était en jeu. Je ne sais plus bien ce que cela valait philosophiquement, mais je suis certain que c'était très beau. Ce devait l'être puisque je suis allé à ses cours quelques fois, moi qui me faisais un point d'honneur de ne pas aller à mes cours.

Allez savoir pourquoi, c'est à lui que j'ai pensé quand on a parlé de ce jeune garçon de 11 ans qui s'est suicidé à Saint-Pierre. Onze ans. Il avait laissé une note, expliquant qu'il allait rejoindre Kurt Cobain. Vous ne le connaissez pas? C'était le chanteur du groupe Nirvana. Et il s'est suicidé il y a peu. Il faisait du grunge: c'est de la musique populaire américaine mais c'est bien quand même. Le petit môme allait le rejoindre. Et pour cela il s'est pendu. Il avait 11 ans.

Moi, c'est Renaud que j'écoute, ces temps-ci. C'est très bien aussi: il y a à la fois de quoi se suicider (la voix de Renaud, par exemple) et tout ce qu'il faut pour ne pas se suicider. Une récente chanson est même consacrée à l'école. Le titre, c'est une question, comme seuls les enfants savent en formuler. Elle est posée par un enfant qui va à l'école et qui n'en peut plus: «C'est quand qu'on va où?» Je l'ai posée à ma fille. Du haut de ses trois ans, elle n'a pas été décontenancée et a eu une réponse à la hauteur de la question: «À moins vingt et quart».

Il y a des fois où je regrette sincèrement de ne pas croire en Dieu. Comme quand un enfant se tue. Au moins j'aurais quelqu'un à qui m'en prendre, à qui gueuler que je ne suis pas d'accord, à qui demander: «C'est quand qu'on va où?».

J'ai tout faux, vous croyez? Je ne comprends rien à rien? Je ne sais pas poser le problème? Sans doute. Il faudrait reprendre tout ça, et parler du problème métaphysique du mal? Sans doute. Et trouver quelque belle formule, quelque jolie réponse rassurante. N'empêche: c'est quand qu'on va où?

Je suis sûr que monsieur Charles nous a fait un cours sur le problème du mal. Ce devait être un très bon cours. Très beau aussi. Mais j'ai dû le rater. Je ratais beaucoup de cours.

Ou alors, c'est pire: j'y étais, mais je n'ai rien compris.

C'est certainement ça: j'y étais, et je n'ai rien compris.

Alors, dites-moi si vous savez: c'est quand qu'on va où? Moi, je sais seulement qu'il faut partir à moins vingt et quart et ne pas aller retrouver Cobain.

Les autorités scolaires ont fait venir dans la classe de Simon une psychologue. C'est ce qu'il fallait faire. En plus, elle avait l'air bien.

Je souhaite seulement que les enfants ne lui aient pas posé de questions embarrassantes, du genre «Madame, c'est quand qu'on va où?». Parce qu'à 11 ans, ils comprennent la question. Et s'attendent à une réponse.

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