Un sujet tabou!

Elle était sur toutes les lèvres il y a deux ans jour pour jour, alors que des milliers de manifestants avaient pris la rue le 22 mars 2012 pour s’opposer à la hausse des droits de scolarité. Elle était au coeur de l’élection qui a été déclenchée l’automne venu et qui a porté le Parti québécois au pouvoir. Mais aujourd’hui, en pleine campagne électorale, la question de l’enseignement supérieur est pratiquement invisible.
Dans les sondages en début de campagne, l’éducation, quelle qu’elle soit, ne faisait même pas partie des trois principales priorités. Selon un sondage CROP–Radio-Canada qui sondait la population sur ses priorités, l’éducation n’a été citée que par 5 % des répondants, après la santé (35 %), l’économie et les emplois (24 %), et les finances publiques et la dette (12 %).
Après deux semaines de campagne, aucun des principaux partis politiques n’a fait part de ses engagements en la matière, comme ce fut le cas en santé et en économie. Sauf peut-être Québec solidaire, dont la co-porte-parole Françoise David a dit, en début de campagne, espérer « voir l’esprit du printemps érable flotter encore au Québec ».
Sinon, pas d’éducation. Le sujet a été à ce point évacué de la campagne que les recteurs s’en sont inquiétés. Pour être certains d’être entendus, ils ont même cru bon se payer une publicité dans des médias québécois lundi dernier, se plaignant du sous-financement. « L’enseignement universitaire, cet enjeu crucial, dont aucun parti ne parle », ont-ils titré en grosses lettres. Ils ont réclamé près de 850 millions, soit 5000 $ de plus par tête d’étudiant, afin de rattraper la moyenne canadienne.
Éducation, sujet tabou
Pas de doute, c’est l’interdit de la campagne. Le sujet mal-aimé, dont on a peur, le tabou, disait-on cette semaine dans les rangs des recteurs. Pourquoi ? « Le monde a tellement été échaudé par six mois de manifestations, de casseroles et de gens dans les rues. Ils se disent : on ne touche pas à ça », croit Robert Lacroix, ancien recteur de l’Université de Montréal et fellow au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO). « Et on comprend pourquoi il n’y a pas un parti politique qui veut en parler et s’engager à résoudre ce problème-là. » L’enjeu n’est pas payant politiquement. « Trouver 500 millions à injecter dans le milieu universitaire, ça ne donne pas beaucoup de votes », rappelle-t-il.
Soit. Même s’il n’est plus question (pour le moment) d’augmenter les droits de scolarité dans aucune plateforme des partis, force est d’admettre que l’expression est quelque peu chargée à l’heure actuelle. Dans l’esprit de plusieurs, elle est l’étincelle qui a embrasé une bonne partie du Québec au printemps 2012, quel que soit le souvenir qu’on en garde. « Ni le PQ ni le PLQ ne veulent se crêper le chignon et réveiller la ferveur des étudiants », note pour sa part Jean Trudelle, ex-président de la Fédération nationale des enseignants du Québec (FNEEQ) et candidat pour Québec solidaire dans Rosemont.
Alain Webster, vice-recteur aux relations gouvernementales à l’Université de Sherbrooke, reconnaît que le sujet du financement universitaire est associé à une époque mouvementée que certains ne veulent pas revivre. « On en a beaucoup parlé dans un contexte de crise, a-t-il analysé. Ce n’est pas le sujet le plus emballant pour les partis. »
Cynisme et lassitude
Malgré le grand soulèvement populaire d’il y a deux ans, il y a un cynisme inquiétant envers la chose politique, constate Jean Trudelle. « Les gens n’ont plus confiance dans l’instrument politique pour modeler le genre de société qu’ils voudraient. »
Si l’éducation est la grande absente de la campagne, c’est que le sommet sur l’éducation, orchestré par le ministre de l’Enseignement supérieur, Pierre Duchesne, a contribué à faire tomber quelque peu la tension, reconnaît le candidat de QS. « C’est comme si ça avait neutralisé la question. »
Pour Maude Bonenfant, professeur au Département de communication sociale et publique à l’UQAM, le sommet du gouvernement péquiste n’a pas rempli la commande. « Je crois qu’une grande majorité de militantes et de militants ont été déçus de l’entrée au pouvoir du PQ et de l’évacuation de cet enjeu dans les “priorités du gouvernement”. Le sommet sur l’enseignement supérieur, tout particulièrement, n’a pas du tout répondu aux objectifs espérés, c’est-à-dire de réfléchir de manière globale et approfondie sur les enjeux de l’éducation. On avait enfin l’occasion, dans un momentum parfait, de se poser la question de savoir quel genre de système d’éducation nous voulons. Malheureusement, on a plutôt eu l’impression d’assister à une pièce de théâtre orchestrée dont l’issue était déjà jouée d’avance », a-t-elle soutenu.
Justin Arcand, porte-parole de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSE), a l’arrivée au gouvernement des péquistes sur le coeur. Pauline Marois a porté le carré rouge, tapé de la casserole… pour finalement indexer les droits de scolarité. « Ils ont pris le pouvoir, mais pour faire quoi avec ? Changer le montant de la hausse », déplore-t-il. Pour lui, le silence des partis sur la question universitaire est la conséquence directe de l’« opportunisme » dont ils sont capables de faire montre pour séduire des électeurs. « Les partis parlent de ce que leur électorat veut entendre. Même s’il y a encore beaucoup de chemin à faire en enseignement supérieur. »
Qu’à cela ne tienne, les étudiants gardent le cap, croit M. Arcand. « Dans le milieu étudiant, on continue d’en parler énormément. C’est ce qui justifie notre existence à nous, l’ASSE. C’est notre devoir de ramener constamment ce sujet-là sur la scène publique ».
Les legs du printemps
Car si le vaste mouvement étudiant et social de 2012 n’a pas pour l’instant réussi à inscrire l’éducation supérieure dans la liste des priorités, il n’aura pas été vain pour autant. « Le principal legs est certainement un éveil politique et militant de plusieurs étudiantes et étudiants et l’émerveillement de plusieurs citoyennes et citoyens de constater que, malgré les préjugés que certains peuvent avoir, les jeunes ne sont pas tous individualistes et apathiques, souligne Mme Bonenfant. Ne serait-ce que pour ce legs d’une politisation d’une partie de notre jeunesse, le printemps québécois est une réussite, car le mouvement continue et continuera grâce à tous [ceux] qui s’impliquent encore politiquement, socialement et artistiquement. »
Est-ce qu’il faudra une autre révolte populaire pour ramener sur la table les enjeux de l’enseignement supérieur comme financement universitaire ? Tout dépend du contexte, croit Jean Trudelle. « La crise financière de 2008, qui a précédé le mouvement étudiant, n’est pas étrangère à ce qui s’est passé au Québec. […] Si les salaires stagnent et qu’il y a d’autres crises, on va ravoir un débat gauche-droite et on pourrait être surpris de voir ressurgir la ferveur populaire, dit-il. Regardez ce qui s’est passé au Brésil : il y a eu des manifs monstres car le gouvernement voulait hausser [de moins de dix cents] le tarif du transport en commun. Il suffit que les gens accumulent une forme d’écoeurement et de cynisme et c’est reparti ! J’aurais aimé qu’on puisse rediscuter de [l’enjeu de l’éducation] sur la base de ce que les partis proposent vraiment. Mais ç’a l’air reparti pour être une bonne vieille campagne, comme s’il n’y avait eu aucune trace des grands débats sociaux qu’on a eus au printemps. »