AnarchoPanda : la philosophie dans le trottoir

Depuis quelques semaines, une mascotte de panda est aux premières lignes des manifestations étudiantes. Anachronique, ce câlinours bicolore suscite une improbable vague de sympathie. Lors de la grande manif de mardi, le panda n’était plus menacé d’extinction : toutous et dessins se reproduisaient chez les manifestants, certains réclamant même « Panda pour président ». Jeudi, il était accueilli en star à Québec. Ce soir, il espère se faire arrêter. Entretien avec un prof qui, sous son pelage, fait de la philosophie dans le trottoir.
C’est le No-Kung-Fu Panda. Le dalaï-lama de la peluche qui oppose les câlins aux coups de matraque. Quand la tension aux manifestations monte, AnarchoPanda collectionne les étreintes, accordant une plus-value à celles volées aux policiers. « Mon fantasme était une escouade de mascottes qui s’interposerait systématiquement entre les policiers antiémeutes et les étudiants lors des interventions injustifiées, confie au Devoir le panda nu. Plus fondamentalement, si des étudiants pacifiques qui manifestent de façon normale méritent de se faire matraquer, de se faire lancer du poivre, des gaz, des balles de caoutchouc ou assourdissantes, je le mérite aussi. La raison de mon intervention, c’est contre la brutalité policière. » Pourquoi en panda ? « À circonstances bizarres, réponse bizarre. C’est ma façon d’intervenir pour que les étudiants arrêtent de souffrir, sans trahir leur lutte ni détourner leurs discours. »
Il nous a donné rendez-vous, plumé, dans sa bambouseraie, et parle au Devoir au-dessus d’une bière du « QG non officiel » de sa meute de « profs contre la hausse ». AnarchoPanda, quand le Québec n’est pas en crise, enseigne la philo au cégep. Il en pince pour les antiques, Platon, Aristote, Plotin, et lit le grec ancien « avec du temps et un dictionnaire. En philo, je veux que les gens se posent des questions, même les plus difficiles, qu’ils prennent le temps dans leur vie d’y réfléchir. Qu’ils comprennent qu’il n’y a pas de solutions faciles à des questions compliquées, que tout seul dans ton coin, t’as moins de chances de trouver une solution qu’en faisant un débat. »
Au passage, ses collègues ne cessent d’interrompre l’entrevue de poignées de main et de commentaires sur la manif de la veille, s’inquiétant de la santé du p’tit ours. Anarcho n’est pas seul. « Dans une mascotte comme la mienne, t’es dans une position de vulnérabilité absolue : c’est pas du vrai padding, ton champ de vision est super réduit, ta mobilité aussi, t’as pas de vrais souliers dans tes pattes, c’est pas possible de vraiment courir, il fait chaud, t’as quatre doigts… Je ne suis même pas capable de mettre et d’ôter le costume seul. »
Pourquoi le panda ? Pour le symbole et les couleurs, noir et blanc, de l’anarchisme, mais essentiellement « parce que c’était la plus belle des mascottes cheaps en vente sur E-Bay China. » Digressons pour rappeler que « la diplomatie du panda » existe en Chine depuis 2000 ans avant J.-C. : on y offre en cadeaux des pandas géants en gages de bonnes relations. En témoignent Er Chun et Li Ji, deux émissaires d’amitié prêtés en février dernier à Stephen Harper pour dix ans. AnarchoPanda, ici et maintenant, s’offre pour diluer la tension entre étudiants et policiers.
Avant, il a participé dans sa peau d’homme à près de 70 manifestations de cette grève. « L’idée était d’aller entre les étudiants et l’escouade antiémeute pour empêcher la brutalité. C’est impraticable dans le feu de l’action. Et on peut lire un paternalisme dans ce geste : moi, adulte, je vous protège, vous, enfants. Je veux soutenir les étudiants, sans influencer. »
Des bisous, des bisous
Sa solution ? L’attaque de bisous façon Tao Tao. « Avant-hier, j’ai eu un policier ; hier, trois. Je sens qu’ils ont un code de comportement précis - ne pas répondre aux questions, ne pas regarder dans les yeux -, mais la ligne du code qui dit quoi faire quand on se fait donner un câlin par une mascotte semble vide », s’amuse l’AnarchoToutou, sourire en coin. Les policiers de Québec ont semblé moins réceptifs à ses gestes de désamorçage que ceux de Montréal. Peur des ours, peut-être ?
Dans la rue, il a tout vu. « Dans le contexte actuel, tu ne sais jamais si la violence va démarrer, de quel côté, ni jusqu’où elle va aller. » Il est outré des abus des policiers. « J’ai vu souvent des policiers frapper des étudiants en train de se disperser, de courir loin de l’action. Tu ne peux pas demander à 1000 personnes de se disperser en cinq secondes. C’est irrationnel : tu demandes aux gens de faire quelque chose, ils le font et tu les frappes. » Même incongruité à tolérer une manifestation après l’avertissement policier pour charger, plusieurs dizaines de minutes plus tard, sans prévenir de nouveau.
AnarchoPanda n’est pas plus à l’aise avec les nouveaux « paciflics », ces manifestants pacifiques qui peuvent encercler, dénoncer ou frapper des casseurs. « Je n’aime pas voir l’opinion publique blâmer les étudiants pour leur incapacité à régler la casse : c’est un problème qui touche à la moralité des gestes qu’ils posent et à l’apport stratégique que ces gestes ont ou n’ont pas. Des questions sont extrêmement complexes. Qu’ils ne soient pas capables de résoudre, à chaud, des questions morales stratégiques, où souvent la seule réponse honnête est « je ne sais pas », c’est juste normal. Et dans un mouvement de milliers de personnes, c’est sûr qu’il va y avoir des caves dans la masse. Chez les casseurs comme chez ceux qui tiennent les matraques. »
Mutations
Sur plus de cent jours de grève, AnarchoPanda a constaté des mutations. « Les étudiants se sont radicalisés dans leurs comportements de manifestants, mais pas sur leurs positions. Et ce ne sont même pas des positions radicales, mais des valeurs de la Révolution tranquille. Vouloir la gratuité scolaire, ce n’est ni radical ni communiste. » Cet Ewok extra-large est fasciné par ce que ces jeunes, dits hyper individualistes, sont prêts à sacrifier. « Ils sont étonnamment adaptés aux manifestations. Tu te fais poivrer, des gens avec des masques te ramènent en arrière, s’occupent de toi. J’te jure qu’ensuite tu vois autrement les jeunes aux masques et lunettes, quand ils t’ont soigné. On assiste selon moi à un des mouvements sociaux de l’histoire du Québec parmi les plus intelligents, les plus réfléchis, les plus stratégiques et les plus nobles, car ces étudiants de l’université ou du cégep ne vont pas subir la majorité de la hausse. Ils voient à long terme, ils se battent pour les autres. Et ils savent que, si cette petite hausse là passe, ça ne s’arrêtera pas là. J’aime les étudiants, les carrés verts. Mais les rouges, je les admire. Parce qu’ils ont plus d’arguments, pour ce qu’ils sacrifient et parce qu’ils ont raison. Ça m’émeut quotidiennement. »
Cette passion dans la voix, cet engagement entier sont ceux des grands discours politiques. Panda pour président ? Un sourire en coin perce la fumée de sa cigarette. « Ça serait contradictoire pour un panda anarchiste. Je ne leade pas, je ne contrôle pas, je ne suis pas porte-parole, je ne suis pas une fucking mascotte. AnarchoPanda, c’est mon geste de conscience. Selon moi, la cause des étudiants est juste et ce qu’ils subissent, comme réponse gouvernementale et policière, est illégitime. Mon geste peut être absurde ou inutile, mais je suis là, avec eux. Tant que les étudiants vont se faire rentrer dedans, Anarcho va être là. » Il en rajoute ce soir, invitant la foule à le rejoindre à la place Émilie-Gamelin afin de battre le record Guinness des arrestations policières. « Dans un geste inédit de solidarité collective, aidons le SPVM à pulvériser son record d’une manière phénoménale afin qu’il passe le plus rapidement possible à autre chose », indique la page Facebook de l’événement. AnarchoPanda, c’est de la philosophie pratique, quoi. Sur le trottoir. En temps réel.