Le virage numérique - «Qu'est-ce que ça veut dire?»

Etienne Plamondon Emond Collaboration spéciale
Une partie de la page d’accueil d’Emploi Québec, dans le site du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale. Le virage numérique de ce ministère en inquiète plus d’un.
Photo: Source Emploi Québec Une partie de la page d’accueil d’Emploi Québec, dans le site du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale. Le virage numérique de ce ministère en inquiète plus d’un.

Ce texte fait partie du cahier spécial Alphabétisation septembre 2011

On se rappelle la maison qui rend fou dans le dessin animé Les 12 travaux d'Astérix. Les deux célèbres Gaulois y perdaient la tête, coincés dans une incompréhensible bureaucratie qui les renvoyait d'un guichet à un autre pour l'obtention d'un simple laissez-passer. Si elle était remise au goût du jour, cette scène s'ouvrirait probablement avec la rengaine «Allez sur notre site Web». Or, pour les analphabètes, ce recours systématique à Internet peut avoir de graves conséquences, particulièrement lors de demandes d'informations ou de services auprès du gouvernement.

«Quand tu arrives au bureau de chômage, tu n'as pas le choix. Tu es tout de suite dirigé vers les postes informatiques», prend pour exemple Malika Alouache, formatrice qui coordonne le secteur informatique au Carrefour d'éducation populaire de Pointe-Saint-Charles. Avant, tu voyais des gens à qui tu parlais et qui évaluaient ta situation», regrette-t-elle. Les textes complexes, le jargon hermétique, la surabondance de menus et les formulaires à remplir en ligne mènent souvent les analphabètes à se décourager avant d'obtenir ce qui leur est dû.

«Ils n'ont personne pour les aider, ne serait-ce que pour leur expliquer ce que recouvrent certains concepts et quels documents on leur demande», remarque aussi Denis Chicoine, responsable du Comité des participants au Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGPAQ), à propos des demandes d'aide sociale dans le cadre du traitement administratif de l'attribution initiale (TAAI).

À ce sujet, le virage numérique en inquiète plus d'un. Le printemps dernier, le Syndicat de la fonction publique du Québec (SFPQ) a publiquement déploré l'informatisation de ce service rendu par le ministère de l'Emploi et de la Solidarité sociale (MESS). Depuis que ce dernier s'appuie sur des visioguichets ou des bornes télématiques, le taux de refus pour les nouvelles demandes d'aide sociale a explosé: 40 % en Montérégie, 47 % à Montréal, 50 % dans les régions de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches et 64 % en Abitibi-Témiscamingue. Sans l'éclaircissement d'un agent, bien des documents ne sont pas fournis par les demandeurs, faute de comprendre les exigences.

«Dans le cas [du traitement administratif de] l'attribution initiale, ce qu'on demande, c'est qu'ils maintiennent la rencontre avec un agent au début, quitte à ce que ce soit informatisé par la suite», revendique M. Chicoine au nom du RGPAQ.

«Dans l'ensemble des ministères et des entreprises, il y a une informatisation croissante pour l'ensemble des services, reconnaît M. Chicoine, mais, au MESS, il y a une mission qui va dans le sens de la solidarité sociale.» Paradoxalement, «il y a une bonne partie de la population, dont les personnes analphabètes, qui est délaissée ou privée d'une accessibilité».

La faute du média ou du message?

Pourtant, Internet n'est pas qu'un obstacle pour les analphabètes. Il s'agit aussi d'un levier extraordinaire. Tant au Carrefour d'éducation populaire de Pointe Saint-Charles qu'au CLÉ-Montréal, Internet est utilisé comme un outil d'apprentissage efficace qui a redynamisé les ateliers d'alphabétisation. Avec motivation, les gens peu scolarisés adoptent rapidement, et de manière surprenante, les blogues mis à leur disposition. Ils s'approprient les services de messagerie électronique avec la même avidité. Mais, dans un atelier, un accompagnateur n'est jamais bien loin. «On va sur Internet. On travaille une fois par semaine au laboratoire informatique. Ils aiment ça énormément, explique Élise DeCoster, responsable de l'alphabétisation au Carrefour d'éducation populaire de Pointe-Saint-Charles. Mais, pour 90 % de ces personnes, c'est presque impossible de remplir des formulaires sur Internet.»

Entre écrire à ses proches et rédiger des demandes à l'intention d'une entreprise ou d'un ministère, il y a un énorme pas à franchir. «Entre pairs, s'il y a une confiance, il n'y aura pas de barrière, approuve Diane Lambert, animatrice en alphabétisation populaire au CLÉ-Montréal, qui communique avec des gens peu scolarisés sur Facebook. Mais, si c'est pour une démarche officielle, la barrière va être la même que d'écrire une lettre.»

«Ils sont gênés d'écrire, rappelle Élise DeCoster. Ils ont le sentiment que, de toute façon, ce ne sera pas très compréhensible et qu'ils vont faire des erreurs. C'est une des grandes difficultés pour eux, actuellement, de ne pas avoir accès à des gens, de ne pas pouvoir parler.»

Des sites peu conviviaux


Puis, simplement pour la recherche d'informations, la convivialité demeure variable d'un site à l'autre. Pour ce qui est des sites gouvernementaux, les pages «ne sont pas user-friendly», critique sans hésitation Denis Chicoine.

«Le réflexe que les gens analphabètes ont, c'est de lire ce qu'ils ont devant eux, note Élise DeCoster à propos du découpage des pages Web. C'est très compliqué pour eux de descendre, d'aller à droite, de remonter, d'aller d'une page à l'autre et d'établir des liens entre les informations.» Diane Lambert, quant à elle, note une pollution visuelle dans les menus, liens et publicités qui rendent ardue la lecture d'un texte. «Pour les analphabètes, c'est un défi de vouloir tout lire. Tandis que nous, on trie rapidement l'information d'un coup d'oeil.»

Marc Ouimet, développeur web, a conçu pour le CLÉ-Montréal le site simple, dépouillé et imagé de l'Ordinothèque 2.0, qui offre une manne de ressources informatiques et un répertoire citoyen pour les personnes défavorisées et peu scolarisées. «Je ne pense pas qu'il y ait un langage particulier sur le Web, mais on y retrouve un langage qui se rapproche du langage courant et qui pose problème aux gens en alphabétisation, surtout lorsqu'il y a des termes techniques», souligne-t-il. Or les sites gouvernementaux regorgent de ce type d'expression un brin trop spécifique.

Denis Chicoine revient sur l'exemple du traitement administratif de l'attribution initiale (TAAI). «Qu'est-ce que ça veut dire?», ironise-t-il. Connaissant sa signification puisqu'il a travaillé sur ce dossier, il reconnaît que l'expression, en elle-même, ne «veut rien dire. Il y a constamment des termes de cet ordre-là qui sont utilisés» dans les sites gouvernementaux, déplore-t-il.

L'audio et la vidéo pourraient parfois aider à rendre le message plus limpide. Mais attention: les séquences doivent être conçues en consultant les analphabètes et en tenant compte de leurs besoins. Au CLÉ-Montréal, on témoigne d'avoir déjà visionné des clips vidéo infantilisants, dont le contenu ne prenait pas en considération les différents niveaux d'analphabétisme. «Est-ce que vous incluez vraiment les gens qui sont en alphabétisation pour développer votre matériel?, relance, comme questionnement essentiel, Marc Ouimet. Parce que, si on fait juste utiliser du son et des images sans avoir une démarche de soutien, ça ne sert à rien. C'est juste une bébelle de plus.»

Ce contenu a été produit par l’équipe des publications spéciales du Devoir, relevant du marketing. La rédaction du Devoir n’y a pas pris part.

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