« Cette école que nous voulons » - Le Québec glisse vers un système à deux vitesses

Jean Trudelle, président de la Fédération nationale des enseignants (FNEEQ-CSN)
Photo: France Desaulniers CSN Jean Trudelle, président de la Fédération nationale des enseignants (FNEEQ-CSN)

La Fédération nationale des enseignants (FNEEQ-CSN) prend position pour l'existence d'un seul réseau scolaire au Québec, qui doit être public, dans un document intitulé Cette école que nous voulons; les syndicats de ce mouvement ont largement approuvé cet engagement. La FNEEQ s'associe de la sorte à la campagne menée par la Fédération autonome de l'enseignement (FAE) en faveur de l'école publique.

Parlons d'abord avec Jean Trudelle, le président de la FNEEQ, des problèmes linguistiques en milieu scolaire. Où cette organisation se situe-t-elle dans le débat actuel ayant cours sur le projet de loi 103? «Sans que les instances aient pris position sur cette question, il est clair que nous sommes opposés, dans l'esprit traditionnel qui nous anime, à ce qu'il existe au Québec un moyen de contourner la loi 101. On n'a pas tenu de débat autour du jugement rendu par la Cour suprême, mais il nous semble en tout cas, en première analyse, que la loi 103 ne porte pas la bonne façon de préserver des acquis qui s'avéraient nécessaires.»

La fédération risque fort d'être interpellée davantage par le problème de l'anglicisation liée à l'enseignement collégial, parce qu'elle puise, au niveau des cégeps, une importante partie de ses syndicats membres: «J'ai lu en diagonale le rapport rendu public récemment à ce sujet et je dois avouer que je n'ai pas été très convaincu qu'il y avait là en soi des arguments de poids. On constate que des jeunes qui s'en vont fréquenter des cégeps anglophones vont avoir davantage tendance à vivre, entre guillemets, en anglais, à parler cette langue avec leurs amis et tout ce qui s'ensuit; c'est assez évident. Est-ce qu'il y a vraiment une migration importante? Il me semble qu'il faudrait un autre genre d'étude pour y répondre.» Un questionnement demeure à suivre dans ce domaine.

Plaidoyer pour le public

Une monographie portant le titre Cette école que nous voulons indique que la FNEEQ milite en faveur du réseau public et souhaite une disparition bien orchestrée des écoles privées. Jean Trudelle fait valoir les arguments sur lesquels se fonde une telle prise de position: «On a d'abord situé dans ce document certains éléments qui rendent le débat difficile en raison du fait que celui-ci doit avoir une portée sociale, alors que, dans la vraie vie, le choix entre le public et le privé se pose surtout au niveau individuel.»

Cette prémisse étant posée, il élabore sur la question: «Sur le plan social, il y a les écoles privées et les écoles publiques à projets qui font de la sélection, ce qui finit par créer une sorte de ségrégation scolaire, qui a des effets pervers qu'on dénonce: de cette façon, on rassemble dans une école X les meilleurs éléments et, par la suite, on se tape les bretelles en affirmant que ces élèves réussissent mieux que les autres; c'est l'évidence même que, lorsqu'on choisit les meilleurs joueurs dans une ligue de hockey, on risque de performer mieux que les autres équipes.»

Il y a là une forme d'élitisme: «D'autant plus qu'on entretient de la sorte, chez les gens en général, l'idée que, lorsqu'on veut des services publics performants, attrayants ou haut de gamme, il faut payer pour ceux-ci.» Pareille démarche conduit à cette réflexion sur l'éducation: «On peut se demander quel est le but ultime de celle-ci? Est-ce qu'il s'agit de faire en sorte que les meilleurs soient les meilleurs et que les moins bons travaillent dans de moins bonnes conditions? Est-ce qu'il ne s'agit pas plutôt de faire en sorte que tout le monde dans le fond atteigne les plus hautes sphères qu'il soit possible? Si on tolère un système qui prive les écoles et les classes de bons éléments qui peuvent être une source de motivation pour les autres, on se retrouve dans des systèmes ségrégués qui produisent chaque fois les mêmes résultats.»

Le président recourt à un autre argument qui serait de nature à valoriser le secteur public: «Cette école s'est privée d'un levier très important pour s'améliorer parce que, souvent, les gens qui envoient leurs enfants dans le secteur privé possèdent ce "pouvoir politique" que n'ont pas tous les parents. Si on avait un réseau public universel composé de ces gens-là, il y a peut-être des choses qui se passent actuellement qui ne se passeraient pas en raison d'une pression sociale beaucoup plus importante qui s'exercerait pour améliorer celui-ci et pour lui donner les moyens de faire le travail.»

Vers une école portefeuille ou vers l'intégration ?

En raison du processus de sélection qui s'exerce et de l'écrémage qui en résulte, il se produit un glissement vers une vision en quelque sorte supplétive des interventions de l'État en éducation, comme le rapporte M. Trudelle: «On peut tracer un parallèle avec la santé. C'est comme si le rôle de l'État — et on n'est heureusement pas rendu là, mais c'est quand même une direction et une tendance — était de fournir une espèce de minimum vital; quant à tous ceux qui ont les moyens d'avoir plus, ils se payent des affaires. Il s'agit là d'un déplacement vers une forme de tarification des services publics.»

Les propos et la vision du président de la FNEEQ rejoignent en grande partie ceux des gens de la Fédération autonome de l'enseignement (FAE) au sujet de la mise sur pied d'un réseau public universel qui stopperait le cheminement vers un véritable système à deux vitesses.

Il y a toutefois une divergence de vue sur la façon d'en arriver à cette fin: «Notre fédération souhaiterait qu'on oblige, à l'intérieur d'un certain calendrier, les écoles privées à s'intégrer au réseau public de façon directe et totale; on voudrait que ce soit réalisé selon un mode de une par une, mais sur une base complète, dans le respect des conventions collectives, des gens qui travaillent là et des structures en place.»

Jean Trudelle procède à cette mise en garde contre un danger potentiel: «C'est celui de réduire progressivement les subventions au secteur privé et de contraindre les écoles publiques à exercer des pressions sur leurs personnels pour qu'ils acceptent des conditions de travail moins bonnes, ce qui est de nature à créer un climat malsain et ce qui ne nous apparaît pas comme une bonne façon de faire les choses.» Il ajoute encore: «On peut prendre le temps de faire cela et il s'agit de le faire intelligemment en prenant en compte tout ce qu'implique la corporation d'une école privée et tout ce genre de choses. On ne dit pas qu'il faut réaliser cette intégration demain matin, mais plutôt qu'on doit d'ores et déjà prendre les moyens pour arriver à terme à avoir un réseau scolaire public universel en y intégrant les écoles privées une à la fois.»

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Collaborateur du Devoir

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