Traditions populaires - Deux hommes sur les traces de la parole et des objets du Québec

Marius Barbeau
Photo: Le Devoir Marius Barbeau

L'un, Marius Barbeau, a parcouru le pays en quête de ses gens de paroles; il a récolté tout un trésor de mots façonnant contes et chansons des gens d'ici. L'autre, Robert-Lionel Séguin, s'est promené un peu partout au Québec à la recherche de milliers d'archives et d'objets de la vie quotidienne de nos ancêtres; il témoigne du Québec d'autrefois à travers cette collection ainsi recueillie.

« Marius Barbeau a d'abord exploré le grand terrain des autochtones, dont celui des Hurons-Wendat; il s'est beaucoup promené dans ce but », rapporte d'entrée de jeu Jean Du Berger, ethnologue et professeur à la retraite de l'Université Laval.

Barbeau travaille alors à la Commission de géologie, à Ottawa. Il fait une rencontre déterminante qui donnera un deuxième souffle à sa carrière en 1914, au moment où il est âgé de 31 ans: lors d'une réunion de l'American Folklore Society, il croise Franz Boas, connu comme le père fondateur de l'anthropologie américaine.

Ce dernier l'interpelle: « Avez-vous encore des contes français au Québec? Je vous pose cette question parce que, du côté des États-Unis, tous les anthropologues trouvent de tels contes dans les tribus des Sioux, et on sait que ceux-ci viennent de chez vous », rapporte M. Du Berger. Il n'en fallait pas plus pour que Barbeau se tourne du côté du village huron de Wendake, près de Québec, où la famille Sioui l'amène à découvrir de « beaux grands contes français », tout en lui passant ce message: « Nous sommes ici de bons conteurs, mais les meilleurs, vous allez les rencontrer de l'autre côté du Cap-Tourmente, dans Charlevoix. » Voilà de quelle façon a commencé l'histoire de ce pionnier des traditions orales québécoises.

Le pays de la parole

Il découvre dans cette région de Charlevoix des personnages comme « Louis l'aveugle Simard » et bien d'autres, qui lui révèlent toute la richesse de la tradition orale. Il continue de travailler officiellement auprès des Amérindiens, mais il profite de ses vacances pour se rendre en Gaspésie et ailleurs, où il va de découverte en découverte: « Il a recueilli des centaines de chansons et de contes. Les gens ne savent pas que, dans les archives de folklore de l'Université Laval, où j'ai fait carrière, il y a assez de matériel sonore pour meubler trente ans de vie; impossible de l'écouter au complet, et c'est un très grand fonds de recherche. » La deuxième carrière de Marius Barbeau a pris son envol.

En 1937, il rencontre Luc Lacourcière et invite ce dernier à le regarder travailler pour lui enseigner les rudiments de son métier. Ultérieurement, Lacourcière effectuera des travaux plus en profondeur dans Charlevoix, ailleurs au Québec et jusqu'en Acadie, d'où il rapportera d'au-tres éléments fort intéressants: « Il faut se rendre compte que, dans le Québec de ce temps-là, celui des années 1940, il existe une sorte de grande peur de perdre notre identité. Une des premières intentions de cette prise de conscience de la parole relevait d'une quête identitaire. Lacourcière va même élargir cela à une connaissance du folklore universel. Pour lui, un conte du Québec est une porte ouverte vers la tradition du monde », relate Jean Du Berger, qui ajoute cette remarque personnelle: « Par nos contes, toutes les cultures se rencontrent. Il y a un lien profond, qui est celui de l'esprit humain. » Plus tard, Barbeau deviendra en quelque sorte le gourou de

Lacourcière.

L'allumeur

de ces temps-là

Barbeau s'est livré à une synthèse de l'activité artistique de son temps dans les différentes formes qu'elle prenait: « C'était une sorte d'hyperactif qui allait de tous les côtés, qui s'emballait pour les choses. C'était un éveilleur. Quand on regarde maintenant notre société, il y a tellement de personnes qui n'éveillent plus, qui endorment et qui tuent... Lui, c'était un de ces hommes, un peu comme le grand Louis Harvey de l'Isle-aux-Coudres, dont Pierre Perrault disait: "C'est lui qu'il ne faut pas croire mais entendre, ce faiseur de mots qui est aussi chantre d'église. Un homme à brûle-pourpoint! Évident! Instantané! Il surgit en paroles, comme arbre en branches. Il marche dans l'homme en parlant, en parabolisant, "interbolisant", affabulant, discourant et gesticulant. Et il se croit immortel. Allons-nous le mettre en oubli?" »

Séguin, le collectionneur

Paul-Louis Martin, ethnologue et historien, a fait carrière à l'Université Laval et à l'Université du Québec à Trois-Rivières, où il a assuré en quelque sorte la succession de Robert-Lionel Séguin dans l'enseignement de la culture matérielle. Il situe l'ensemble de l'oeuvre: « C'est vraiment le pionnier de la culture populaire, de l'histoire du peuple et de celle des masses anonymes. Il a écrit sur les activités, les métiers, les comportements, la sorcellerie, l'injure, le costume, etc.; il n'y a donc pas que le volet de la culture matérielle. Voilà pour le chapeau général. »

Il aborde un autre aspect de son travail: « Il y a toute la partie révolutionnaire sur les activités au moment de la rébellion des Patriotes. Je dirais qu'il s'agit de son côté patriotique. Bref, il est évident que Séguin s'est penché sur la pensée révolutionnaire de la population en général. Ce volet spécifique de son travail est probablement lié à sa région d'appartenance, qui est celle de Rigaud, Vaudreuil et les alentours. »

L'homme, les objets

et la méthode

De façon plus générale, Séguin s'est intéressé à la culture matérielle : « C'est très rural, jusqu'à un certain point, parce que la réalité de la vie matérielle des temps passés est à dominance plus rurale qu'urbaine. Sur ce plan, la liste est longue et il y a à peu près de tout: ça va des ustensiles à la maison, à l'équipement de la ferme, aux instruments agricoles, en passant par les costumes civils et les jouets anciens. » Il formule cette remarque au sujet d'un aussi large inventaire: « Quand on est un pionnier, on va dans toutes les directions, parce que personne n'y est allé avant soi. » Toute cette information figure dans sa grosse brique de quelque 700 pages publiée chez Fides et intitulée La Civilisation traditionnelle aux XVIIe et XVIIIe siècles: « C'est une bible sur la culture matérielle. »

Séguin utilise essentiellement les fiches pour compiler toute sa documentation: « C'est le reflet de certaines méthodes de l'époque et cela montre à la fois les limites de cette façon de faire elle-même. Il s'agit tout de même d'une oeuvre considérable et utile mais, jusqu'à un certain point, complètement dépassée parce qu'il s'agit d'un traitement primaire de la culture matérielle, en ce sens qu'il s'agit d'abord d'un travail d'archiviste de celle-ci », estime M. Martin.

Il fournit ces explications: « Contrairement à bien d'autres avant lui, il a fréquenté les fonds d'archives depuis les tout débuts du régime français. Il a dépouillé les greffes notariés et c'est un spécialiste des archives notariales; ça désigne les inventaires de biens après décès, les contrats de vente et d'achat, de même que les engagements de toute nature. De la sorte, on retrouve, dans La Civilisation traditionnelle, plein de listes et d'énumérations des différents aspects de la culture traditionnelle, avec la référence évidemment, mais aucune de ces pièces-là n'est mise en contexte; c'est un vaste inventaire et c'est une approche primaire. » Il s'agit de la première étape de compilation de la culture matérielle.

Des milliers d'objets

En ratissant le Québec, Robert-Lionel Séguin a ramassé au bas mot quelque 25 000 objets, qu'il a entreposés chez lui à Rigaud: « Il avait fait construire deux ou trois bâtiments pour abriter ses collections », rapporte l'ex-professeur qui l'a quelquefois accompagné dans ses tournées. « C'était d'abord un collectionneur. » Les ethnologues et les historiens qui ont suivi ont développé une toute autre approche et se préoccupent davantage d'analyser des contextes que de cumuler des séries.

Paul-Louis Martin dégage les mérites de cet homme, au-delà des failles propres à son époque: « C'était un pionnier et un éveilleur. Il éveillait les gens à la richesse avec ses expositions sur les jouets ou les costumes; il se trouve quand même une richesse de nature formelle et technique dans ses collections, sauf que, comme celles-ci sont complexes à remettre en contexte, on peut difficilement aller plus loin que Séguin s'est rendu avec le type de documentation qu'il a accumulée. »

Collaborateur du Devoir

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