Jean-Claude Guédon - Le virtuel est devenu la réalité

Les technologies de pointe ont transformé l'existence sur à peu près tous les plans au cours des 25 dernières années. Entre autres, tous les coins de la planète sont maintenant à portée de clavier; les échanges et les connaissances se sont diversifiés et multipliés au fil de progrès technologiques toujours en phase d'essor majeure. Sociétés et individus sont marqués par des avancées fulgurantes. Un spécialiste témoigne.

Professeur de littérature comparée à l'Université de Montréal et vice-président de la Fédération des sciences humaines du Canada (FCSH), Jean-Claude Guédon se penche sur les impacts du langage et de la culture devenus numériques et électroniques depuis dix ans. Il s'est arrêté à des sujets comme les rapports entre texte et technologie, la cyberculture, la publication électronique et les bibliothèques numériques, les conséquences culturelles, légales, linguistiques et sociales du réseau Internet.

Il mesure l'ampleur du mouvement en cours: «Je pense que nous sommes en train de passer par une transition majeure qui, à mon avis, est aussi fondamentale que l'imprimerie l'a été en son temps, ou que le passage du rouleau au codex le fut à la fin de l'Empire romain. Dans le cas de la numérisation et d'Internet, les deux ensemble conduisent à une reconfiguration en profondeur de ce que les gens en économie politique, en science politique et en communication appellent la "cyberpublique": au lieu d'avoir un système d'information qui est entre les mains d'un petit groupe d'individus qui détiennent les instruments de communication, comme par exemple les propriétaires des journaux, des stations de radio et de télévision, on est dans un monde qui est en train de se reformuler et de se reconfigurer autour de toute une hiérarchie complexe, vibrante et vivante formée de milliers, voire même de centaine de milliers d'individus; à l'échelle du monde, il s'agit probablement de millions de personnes.»

Les «blogues» en sont une bonne illustration: «Même le courrier électronique avait déjà permis d'en arriver là. Les listes de distribution, la simplicité de la production de documents en html avaient aussi fait du Web un outil du même genre, quoique le Web soit un outil de publication et non de communication au sens de moyen de conversation. Pour toutes ces raisons, il faut vraiment parler d'une transition. C'est important et c'est fondamental.»

Les centres d'intérêt

Le professeur cerne les sujets abordés lors des travaux qu'il a menés au cours des dernières années: «Personnellement, ce qui m'intéresse là-dedans, c'est la transformation des documents, ce qui veut dire de l'audiovisuel, de l'image, du texte, etc. Il me semble qu'actuellement, comme c'est le cas dans tous ces genres de transitions d'ailleurs, ce qui est en train de se faire, c'est une série de déplacements. D'abord, ce ne sont plus les mêmes gens qui produisent, bien que les anciens puissent continuer de le faire en s'adaptant aux nouveaux modes de production, mais il y a des nouveaux joueurs qui entrent dans le système de production et, par conséquent, il est complètement changé.»

Il dégage une autre conséquence du changement en cours: «Ce ne sont pas non plus tout à fait les mêmes types de gens qui vont utiliser ces documents. Là où on avait quelques lecteurs ou quelques spectateurs, on commence à voir des millions de personnes qui à la fois s'affichent et se regardent les unes les autres; je pense à des systèmes comme Shaker ou YouTube et ainsi de suite. Ce qu'il y a d'encore plus important derrière tout cela, c'est que, lorsque vous vous trouvez dans ce genre de nouveau rapport à la production et à la lecture, vous changez complètement le rapport à la connaissance. Il y a donc des nouveaux types de connaissances qui sont en train de se mettre en place et il y a des modes de production de connaissances tout neufs qui commencent à se développer.»

Il fournit un exemple des conséquences de cette mutation: «Celui-ci me semble très évident puisque nous parlons de sciences humaines au congrès de la Fédération: traditionnellement, le travail en lettres ou en sciences sociales a été le fait d'individus isolés ou de toutes petites équipes au maximum. Maintenant, on commence à assister au développement d'un processus de production dans les sciences humaines qui tend à ressembler à celui des sciences physiques. Il y a des équipes internationales qui se forment et des projets du même ordre qui s'organisent pour mettre en place des grands corpus de textes et pour "rapailler", pour employer une expression bien connue au Québec, des archives qui ont été dispersées à travers le monde et qu'on veut récupérer et remettre ensemble virtuellement.» L'interdisciplinarité prendra encore davantage d'importance: «La notion de discipline sera considérablement affaiblie dans les années et les décennies à venir; cette dernière va maintenir un certain pouvoir sur le plan de l'enseignement parce que c'est une façon de structurer l'université, les départements et ainsi de suite, mais sur le plan de la recherche, on se dirige de plus en plus vers l'interdisciplinarité, autant dans les sciences que dans les sciences humaines.»

Les bons et les mauvais côtés

Gallimard publiait en 2000 la deuxième édition d'un livre de Jean-Claude Guédon sous le titre Internet, le monde en réseau. Dans cet univers, quels sont les espoirs en vue et les inquiétudes anticipées?

L'auteur répond: «Il faut continuer dans le sens de l'expansion, de l'accès et de la maîtrise de ces outils extraordinaires. Je caresse un grand espoir pour les pays du Tiers-Monde, qui pourraient tellement avancer dans la connaissance s'ils pouvaient avoir accès à ce dont nous disposons. Du côté de l'inquiétude, je dirais que mon niveau d'anxiété par rapport à Internet est assez faible. Les angoisses métaphysiques qu'on aurait pu avoir de ce côté, je crois qu'elles sont en train de se régler. J'en cite quelques-unes: on avait très peur que, avec l'affaiblissement des moyens de communication de masse, il y ait une certaine banalisation des sociétés et une difficulté de maintenir une sphère publique vivante pour entretenir un jeu politique démocratique. Le réseau Internet améliore plutôt ce genre de choses. Il y a, bien sûr, des changements et des transformations qui inquiètent tout de même les gens sur certains plans. Il est clair que la validation des connaissances passe par des processus qui sont encore assez mal testés — et même compris dans certains cas. Il existe aussi le problème de l'inégalité d'accès quand se pointe une nouvelle technologie. Internet avait créé ce danger de l'inégalité ou de la rupture numérique. Je pense que celle-ci est en train de s'atténuer à énormément de niveaux.»

Le professeur Guédon voit l'avenir encore plus «virtuel»: «Quelque chose va arriver bientôt et tout cela sera encore complètement chamboulé: c'est le projet américain "One Laptop per Child" en vertu duquel on vise à mettre sur le marché des ordinateurs à 150 $ qui sont complets et fonctionnent très bien. C'est pratiquement à la portée de toutes les bourses dans nos pays et ils seront surtout partout dans les écoles.»

Leur fiche technique laisse voir un net avantage: «Ils sont équipés pour se mettre en réseau spontanément les uns avec les autres. Une telle avancée technologique sert à imaginer toutes sortes de choses intéressantes sur les plans de l'organisation sociale et politique. Je me demande comment ils vont arriver à contrôler l'information dans des pays totalitaires au moment où des milliers de gens vont commencer à se promener avec ce genre d'outils...»

Collaborateur du Devoir

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