Le clavardage, massacre de la langue ou renaissance linguistique?
«Ya tu kk1 ki veut parler ak moa?» D'emblée suspect, le clavardage des ados n'a pas trop bonne presse au regard de la qualité de la langue. Pourtant, l'hécatombe orthographique et grammatical annoncé n'a pas (encore?) eu lieu. Une linguiste anglophone torontoise annonce rien de moins qu'une «renaissance linguistique florissante».
Ni écrit ni oral, mélange d'abréviations, de mots intacts, phonétiques ou tronqués, le clavardage dessine une forme de communication à part, dont les qualités linguistiques commencent à être étudiées. Loin d'en faire le procès, des spécialistes soulignent l'aspect créatif de la communication médiée par ordinateur (CMO), qu'elle se fasse sur Skype, sur Messenger ou encore dans les forums de discussion.«Dans les médias, on rapporte beaucoup le fait que les jeunes font des fautes, qu'ils massacrent la langue, mais personne n'a fait d'études pour voir ce qui caractérise vraiment [le clavardage]», souligne Sali Tagliamonte, professeure et chercheuse au département de linguistique de l'Université de Toronto.
Elle livrait en août dernier la synthèse de plusieurs analyses des changements linguistiques observés dans la messagerie instantanée (que permettent des outils comme Skype et Messenger) de 71 adolescents anglophones âgés entre 16 et 19 ans. Le charabia mis au ban des accusés s'est finalement révélé composer une infime portion de l'ensemble de leurs échanges, reflet d'un changement social plus large — l'intégration des acronymes et le déclin de la langue formelle sont aussi généralisés.
«On a regardé différents aspects de la grammaire, dit-elle. Bien sûr, ils utilisent un certain nombre d'acronymes, de formes abrégées, mais quand on regarde ce que ça représente dans l'ensemble de la communication, c'est infinitésimal: 2,4 % de 1,5 million de mots. La grande majorité des mots utilisés sont les mots d'usage courant.»
Pour la chercheuse, il ne fait aucun doute que le croisement des niveaux de langage à l'oeuvre dans l'échange de messages, loin d'être bâtard, dénote une maîtrise de la langue anglaise. «Ce qu'on voit dans les résultats, c'est un mélange très créatif de langage formel et vernaculaire. Ça montre que les jeunes maîtrisent ces différents registres de langage.» Elle cite un exemple où les mots «shall» et «jam» (musical) se retrouvent dans une même phrase.
Ados versus adultes
Reste à voir si, de lol [laughing out loud] à mdr [mourir de rire], les conclusions resteront les mêmes pour le clavardage en français.
«Je ne pense pas que ça [le clavardage] va affecter la qualité de la langue», croit Anaïs Tatossian, étudiante au doctorat en linguistique à l'Université de Montréal, qui a mené une recherche sur la CMO en français en 2005. Sans analyser l'écart entre le français d'usage courant et le «parlécrit», elle a comparé les échanges des adolescents (de 12 à 18 ans) et des adultes dans les forums de clavardage, où les contraintes de rapidité et de simultanéité appellent encore davantage de variantes dans le langage.
Or les 4520 messages français analysés (2260 pour chaque groupe) ont révélé que les adultes transgressent presque autant l'orthographe que les jeunes. C'est dans la manière de le faire que les différences surgissent: les adultes recourent davantage à des moyens expressifs (binettes ou smileys, onomatopées, majuscules qui donnent le ton) et les jeunes, à des moyens abréviatifs.
«Les adultes veulent vraiment reproduire les paramètres d'une conversation en face à face», interprète Mme Tatossian. Pour se démarquer, les jeunes inventent au contraire un code. Si ces derniers dérogent de façon un peu plus marquée aux règles du langage courant que les adultes, c'est parce qu'ils trouvent leur identité dans ce langage sibyllin partagé, comme la plupart des recherches l'ont avancé.
«C'est un code qu'ils utilisent, mais en contexte; lorsqu'ils doivent s'exprimer correctement, ils le font très bien», résume Marie-Èva de Villiers, linguiste et auteur du Dictionnaire des difficultés de la langue française, qui constate une nette amélioration de la qualité de la langue depuis une dizaine d'années, chez les étudiants universitaires du moins.
Un peu de confusion
«Ils sont multilingues», renchérit Cédrick Fairon, linguiste et informaticien belge, qui a fait des recherches sur les SMS, les messages-textes échangés sur téléphones cellulaires, qui s'apparentent aux CMO. Lui aussi note le mélange de liberté et de rigueur dans le jeu avec la langue. «Quel que soit l'âge de ceux qui écrivent ces messages, certaines graphies restent sacrées, comme les th et ph.»
Il observe toutefois une plus grande confusion entre le langage normatif et celui utilisé dans les SMS chez les jeunes dont le parcours scolaire a moins valorisé l'écriture. «Le problème peut aussi se poser chez les plus jeunes, qui n'ont pas encore acquis la maîtrise du système» de la langue. Du point de vue de l'orthographe notamment, les nouvelles habitudes créées par la CMO pourraient réduire à néant le souci — déjà faible — d'orthographier correctement, note Marie Nadeau, linguiste de l'UQAM.
«Il est en train de naître un code qui risque de passer à l'usage, dit-elle. De moins en moins de gens maîtriseront la complexité orthographique.»
D'où l'importance de poursuivre la recherche pour mesurer les conséquences de l'écriture instantanée à plus long terme. Or la difficulté d'accéder à toutes ces formes de discours cryptés instantanés, matière première des études, constitue le talon d'Achile des chercheurs. M. Fairon mène le projet Corpus SMS pour la science, dont l'objectif premier est de récolter des données authentiques de messages-textes (échangés sur téléphones cellulaires) afin d'en doter la communauté scientifique. Mme Tagliamonte a eu la chance de recruter quatre adolescents au sein de son équipe de recherche, vecteurs de toutes les conversations en ligne. Elle a ainsi récolté au-delà d'un million de mots, le plus imposant corpus jamais étudié.
«C'est unique d'avoir accès à ce matériel, dit-elle, les jeunes ne veulent pas qu'on voie ce qu'ils écrivent en ligne.»
D'où l'usage du nick [pseudonyme], pour pas ke tlm sache té ki...