Pour en finir avec l'homophobie à l'école

«Je n'en peux plus. Le matin, mon cadran sonne, et avant même que la journée ne commence, je sais qu'on me harcèlera. Je sais que ça va se produire. Tout ce que je ne sais pas, c'est où, quand et qui va le faire. Je n'en peux plus.»

Des déclarations troublantes de ce genre, c'est le lot quotidien du service d'écoute téléphonique Gai-Écoute, destiné aux gais et lesbiennes. L'homophobie est au coeur des 20 000 appels reçus l'an dernier. Cette peur de l'homosexualité, qui se manifeste par des silences, de l'indifférence, des mots blessants et même des coups, isole dans l'univers du rejet de nombreux jeunes qui ne savent pas à qui confier leur désarroi.

Isolement, décrochage, suicide — le taux de suicide chez les jeunes gais serait trois fois plus élevé que dans la population en général —, le désarroi des jeunes homosexuels se profile jusque dans la cour d'école. Reflet de la société, l'école est le lieu de toutes les railleries empoisonnées mais aussi, et surtout, du silence et de l'indifférence.

«On me traitait de tapette, de fif», explique Carl Dubuc, un jeune homosexuel qui a souffert des deux facettes de cette homophobie: sarcasmes des jeunes d'un côté, silence des adultes de l'autre. «Ironiquement, jamais aucun de mes professeurs n'est intervenu, et pourtant, ça se passait directement dans la classe», ajoute-t-il dans une cassette vidéo que vient tout juste de produire la Centrale des syndicats de l'enseignement (CSQ), Silence SVP, sur le thème de l'homophobie.

Depuis deux ans, l'homophobie en milieu scolaire commence à occuper une partie des tribunes médiatiques. Sur le terrain, des actions s'organisent, par exemple ce colloque de la semaine prochaine, pensé notamment par l'Association canadienne pour la santé mentale, sur le thème de «l'homophobie à l'école: en parler et agir». C'est la sortie fracassante de l'animateur Daniel Pinard, il y a deux ans, qui semble avoir transporté le débat sur la scène publique, une ouverture que louent tous les groupes qui se penchent sur cette question.

«Quand t'as 10, 12, 13 ans et que les adolescents qui t'entourent se cherchent une image à détruire parce qu'ils ont peur de leur propre sexualité et de leur propre ambiguïté, c'est dur», confiait Daniel Pinard en mars 2000 à l'équipe des Francs-Tireurs dans ce qui avait ensuite été présenté comme un «coming out».

Ayant toujours choisi de vivre sa vie privée sans l'étaler sur la place publique, c'est justement pour dénoncer haut et fort le mépris et la violence faits aux homosexuels que M. Pinard a décidé de parler. «Le mot "fif", je l'prends pas! Parce que moi, on m'a appelé "fif" pour la première fois quand j'avais sept ou huit ans, et je n'avais aucune idée de ce que ça voulait dire», raconte-t-il, relatant cette première fois ou un «ti-cul» l'attendait pour lui régler son compte à lui, le «fif» de service.

Il ne faut pas attendre le secondaire pour que la différence, de quelque nature qu'elle soit, attire le persiflage. «À l'élémentaire, les mots ne veulent rien dire pour eux, mais les jeunes ont compris que la pire insulte, l'arme la plus tranchante, c'est de traiter un p'tit gars de fif ou de tapette», explique Alain Johnson, directeur général de Gai-Écoute. «Ils ont compris que ça va faire mal.»

L'enfant sage, moins sportif, plus studieux, plus frêle, moins batailleur, plus appliqué, différent, quoi, souffrira de cette étiquette alors qu'il n'en comprend pas le sens et se trouve à des lieues de la découverte de son identité sexuelle, qu'elle soit homosexuelle ou non. «Un jeune pas conforme, différent, va être traité de fif ou de tapette indépendamment de son orientation sexuelle», poursuit M. Johnson.

Propice aux attaques des élèves, le terrain scolaire pourrait aussi être le lieu du réconfort, du soutien, les adultes constituant le bouclier de protection dont ils ont besoin pour affronter les assauts. «Je me rappelle un jeune garçon qui avait appelé chez nous et qui m'avait raconté son histoire pour me dire ensuite: "Mais pourquoi les profs et les surveillants ne disent rien?"»

Pourquoi? Mal outillés pour répondre, craintifs d'être eux-mêmes étiquetés ou tout simplement incapables de condamner l'homophobie, les enseignants commencent toutefois à demander qu'on leur fournisse des guides pour intervenir: documentation, ressources, formation. «Dans une classe, pas un prof ne tolérerait qu'un jeune en traite un autre de sale nègre. Pourquoi n'est-ce pas la même chose avec l'homophobie?», demande Alain Johnson, qui reçoit de plus en plus de demandes d'information de la part d'enseignants au service Gai-Écoute.

Le Groupe de recherche et d'intervention sociale gaies et lesbiennes (GRIS Montréal), qui lançait d'ailleurs cette semaine une campagne de sensibilisation contre l'homophobie en milieu scolaire, visite depuis 1999 les classes d'écoles secondaires et collégiales pour parler d'homosexualité, histoire de briser le mur des préjugés. Après avoir visité 70 classes la première année, le GRIS en a vu près de 300 l'an dernier, réparties dans 35 écoles secondaires.

«C'est encore peu, c'est vrai, mais l'augmentation est importante depuis le début, c'est bon signe», explique Robert Pilon, directeur des communications au GRIS Montréal, qui fait lui-même la tournée des classes à titre d'homosexuel bien disposé à répondre aux questions, à toutes les questions. «Nous sommes invités par les profs, souvent de morale ou d'enseignement religieux, et nous arrivons à deux, un homme et une femme, pour répondre à leurs questions. Ça va souvent dans tous les sens.»

Au delà de cette intervention qui permet de rompre le malaise, tant celui des jeunes que celui des enseignants, le groupe de recherche récolte les impressions des jeunes à coups de questionnaires sur leurs perceptions. Ainsi, des commentaires tels «Je trouve ça très normal et je trouve ça stupide que le monde fasse des jokes avec ça» côtoieront des confidences très agressives, comme celle-ci: «C'est une monstruosité, ça ne devrait pas exister. On devrait faire quelque chose pour qu'ils disparaissent.»

À la Commission scolaire de Montréal (CSDM), les choses s'organisent peu à peu pour éradiquer l'homophobie dans les écoles. Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Le directeur général de la commission scolaire, Pierre Bergevin, a eu beau écrire une lettre à l'ensemble des présidents de conseil d'établissement en février dernier afin de les sensibiliser au phénomène, les actions concrètes semblent peu nombreuses dans les écoles.

«Les jeunes homosexuels sont fréquemment victimes de rejet à l'école et adoptent des comportements d'isolement et de retrait social», écrit-il, invitant les écoles à inscrire à leur code de vie des mesures pour «contrer l'homophobie sous toutes ses formes», en plus d'accepter d'inscrire le numéro de Gai-Écoute à l'agenda des élèves.

Des recommandations acceptées partout? «Partout, non. C'est difficile de savoir exactement parce qu'il est encore trop tôt», explique Daniel Martin, conseiller pédagogique à la CSDM spécialement attitré au dossier des «jeunes homosexuels en milieu scolaire». Si le nombre d'écoles qui inscrivent le numéro de Gai-Écoute [(514) 866-0103, 1 888 505-1010] à l'agenda a augmenté d'une année à l'autre, pas même la moitié des écoles de la CSDM ont accepté l'idée.

La commission scolaire, qui a mis en place un vaste plan d'action dont un des axes est justement l'offre d'une formation aux enseignants, est toutefois très silencieuse sur les raisons qui la mènent à agir de la sorte. Cas de violence? Suicides de jeunes liés à un isolement tragique? «On nous a conscientisés à l'importance du phénomène et nous y avons répondu», explique M. Martin.

«Il faut en parler, il faut arrêter de se taire!», affirme Tony Normand, jeune homosexuel devenu intervenant au GRIS Montréal, dans le document produit par la CSQ. En parler, oui, pour détruire les préjugés, ouvrir des réseaux de soutien, anéantir l'isolement, sauver des vies. «Dans mon coeur et ma tête, à un moment donné, je me suis fait un contrat», raconte Carl Dubuc à propos d'un moment de sa vie où cette différence l'épuisait. «Je me suis dit: tu passes l'an 2000 gai ou tu ne passes pas l'an 2000.»

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