Mettre le Saint-Laurent sur les tables québécoises

Il n’y a jamais eu autant d’oursins sur les tables du Québec que dans la dernière semaine. La Table ronde, un regroupement de restaurateurs formé cette année, a organisé l’approvisionnement de l’ordre de plusieurs tonnes en cet animal marin essentiellement exporté. Le collectif continue sa quête pour que les citoyens s’approprient, espèce par espèce, des produits du fleuve Saint-Laurent encore peu ou pas consommés au Québec.
« Quand on les a reçus, ça faisait moins de 24 heures qu’ils avaient été pêchés », indique avec joie le chef copropriétaire de Vin mon lapin, Marc-Olivier Frappier, en s’extasiant devant la qualité des oursins qui figurent en ce moment sur son menu.
Assis sur une banquette de son chaleureux restaurant gastronomique, il fait une incision en forme de chapeau sur l’un des échinodermes verts recouverts d’épines pour montrer comment les ouvrir et les nettoyer.
« Ils sont vraiment beaux, alors la façon la plus intéressante de les manger, c’est cru », affirme M. Frappier. Ce dernier sert les gonades, soit la partie orange de la bête consommée par les humains, sur un petit pain frit aux tomates. Il les utilise aussi parfois dans des pâtes. « On fait notre sauce à base d’oursins et on en met des crus sur le dessus. C’est une super bonne façon de s’initier », assure-t-il.
C’est la première fois qu’autant de restaurateurs d’ici — 105 en un peu plus d’une semaine — peuvent servir des oursins du Québec, une ressource pourtant abondante dans le golfe du Saint-Laurent. Jusqu’à cette année, les établissements devaient faire beaucoup d’efforts pour obtenir ces hérissons de mer à l’apparence un peu rébarbative. Ils devaient approcher eux-mêmes les pêcheurs, qui travaillent souvent à Terre-Neuve ou dans le nord-est des États-Unis, et aller chercher la récolte à l’aéroport. Un investissement de temps et d’argent qui n’était pas à la portée de tous, souligne le secrétaire général de la Table ronde, Félix-Antoine Joli-Coeur.
Pour remédier à cette situation, le collectif s’est entendu avec la Première Nation Wolastoqiyik Wahsipekuk de Cacouna. Cette communauté malécite du Bas-Saint-Laurent cueille environ 20 % des oursins pêchés au Québec.
« C’est la pêche la plus propre qui existe, hautement sélective. On embauche des plongeurs qui doivent localiser les gisements d’oursins les plus riches. Il faut être capable de lire la couverture végétale pour déceler quels sont ceux qui auront le plus de gonades à l’intérieur », explique le directeur des pêches commerciales de la Première Nation, Guy-Pascal Weiner.
Jusqu’à maintenant, toute sa récolte d’oursins était vendue aux États-Unis.
Le Saint-Laurent exporté
« Ce projet est possible parce que, d’un côté, on a des restaurateurs chevronnés qui veulent servir ce produit quand même compliqué et particulier à présenter, et, de l’autre côté, il y a des pêcheurs qui veulent en garder pour le marché intérieur. Il manquait le grossiste distributeur, pour qu’on ait une seule facture, et on l’a trouvé », souligne M. Weiner. Il s’agit de l’entreprise de distribution Norref, basée à Montréal.
La Table ronde ne compte pas limiter son action aux oursins. Il faut dire que, selon les calculs de la Fourchette bleue, un programme qui vise la saine gestion des ressources marines du Saint-Laurent, 81 % de ce qui est pêché dans le fleuve est exporté. Et que les Québécois consomment massivement des produits de la mer importés.
C’est la pêche la plus propre qui existe, hautement sélective. On embauche des plongeurs qui doivent localiser les gisements d’oursins les plus riches.
C’est une situation qui choque M. Joli-Coeur. Cet été, la Table ronde a d’ailleurs mis en place un projet pilote pour permettre à des restaurants de servir du crabe commun, boudé par l’industrie depuis des années. « On pensait que les Québécois n’aimeraient pas ça parce que c’est plus petit et qu’on est attachés au crabe des neiges. Mais la chair est encore plus fine et sucrée », affirme-t-il.
Un grand nombre d’espèces pourraient être prochainement dans la ligne de mire du collectif, dont plusieurs espèces de poissons, mais aussi le calmar, le couteau de mer et le concombre de mer. Selon M. Joli-Coeur, il faut changer la perception selon laquelle les Québécois n’en veulent pas.
Le chef Marc-Olivier Frappier constate d’ailleurs que le crabe commun et l’oursin ont suscité un engouement chez ses clients. « C’est fou comme c’est populaire. Des oursins, on en a commandé 40 livres cette semaine, 60 livres la semaine prochaine, et je vais continuer de recevoir un arrivage chaque semaine jusqu’à Noël, si j’ai bien compris », lance-t-il.
Le distributeur, Norref, précise que 5000 livres d’oursins auront été livrées en deux semaines, et il espère en fournir environ 3000 par semaine jusqu’à la fin de la saison.