Conserver au-dessous de zéro

Au Québec comme ailleurs, la pandémie a jeté une nouvelle lumière sur la notion d’autonomie alimentaire. Peut-on manger « local » à longueur d’année ? À quel point notre industrie est-elle dépendante de l’exportation ? Second texte d’une série de trois.

Un véritable blizzard déferle dans le tunnel de congélation. Le mercure ne s’élève pas à plus de 35 °C au-dessous de zéro dans cette pièce de forme allongée, où un vent puissant fait rage. Tout ça dans un bruit assourdissant. Quelques secondes suffisent pour que les petits pois qui défilent sur le tapis métallique passent à l’état surgelé. En fait, tout se passe très vite. Du moment où le camion décharge sa cargaison de légumes, à un bout de l’usine, jusqu’à l’emballage dans une énorme boîte destinée à l’entrepôt frigorifique, à l’autre extrémité, les horloges n’avancent que de 20 minutes.

Nous sommes dans l’usine de la multinationale Bonduelle à Bedford, en Montérégie. On y produit jusqu’à 40 000 tonnes de légumes surgelés par année, soit l’équivalent de la consommation québécoise totale de ces aliments sous cette forme. Les carottes, les petits pois, le maïs, le brocoli, les haricots, les choux-fleurs et les oignons emballés ici proviennent de producteurs locaux. Ils se destinent cependant à un marché plus large que la province.

« Nos capacités de production sont excédentaires par rapport au besoin local », explique Robert Deschamps, le directeur de l’usine. Avec ses quatre installations au Québec, la compagnie vend donc ses produits ailleurs au Canada aux États-Unis. Récolter l’aliment à pleine maturité — plutôt que de le laisser mûrir dans le transport ou sur les tablettes — constitue l’avantage principal de la surgélation, croit l’agronome de formation. « On récolte le produit et on le transforme immédiatement. En le surgelant, ça nous permet de capturer les bonnes propriétés, comme les vitamines. Oui, on le garde en entrepôt, mais c’est parmi les produits les plus frais qu’on peut offrir. »

La surgélation est une voie possible pour améliorer l’autonomie alimentaire sur un territoire où l’hiver prend ses droits chaque année. Sa part dans l’assiette des consommateurs reste cependant marginale. En 2018, seulement 6 % des légumes achetés au Québec étaient surgelés, par rapport à 80 % de légumes frais et 14 % en conserve. Ces dernières années, les acteurs de la filière remarquent cependant un appétit pour de nouveaux mélanges de légumes et pour certains produits plus fins.

Pour les maraîchers du surgelé, s’approvisionner dans la région permet de travailler avec des aliments cueillis le matin même. En outre, vendre sur le marché local — au sens large du terme — réduit les coûts de transport par rapport à l’importation venue d’outre-mer. Le patron de l’usine de Bedford ne manque pas de souligner que celle-ci se trouve à proximité des grandes métropoles du Nord-Est états-unien, comme Boston, New York ou Philadelphie.

Dans l’usine, les opérations sont presque entièrement automatisées. Les petits pois parcourent un impressionnant circuit afin d’être triés, nettoyés, blanchis. Une pompe propulse le liquide vert où flottent les légumes d’un module à l’autre. « C’est un peu comme une glissade d’eau », dit en riant Dominique Clément, le directeur de production. De l’autre côté du blizzard artificiel, un système à vis sans fin fait progresser les petits pois jusqu’à une boîte de carton d’un mètre cube. Pleine, chacune pèse entre 700 et 900 kilos. Dans l’entrepôt, ces boîtes se comptent par milliers.

Des épinards de Chine

 

Au-delà des aliments de base — carottes, petits pois, oignons, etc. —, de nombreux fruits et légumes qui poussent bien au Québec ne se trouvent pas sous forme surgelée. À l’épicerie, il n’est pas rare de seulement trouver des épinards de Chine, des framboises du Chili, des choux de Bruxelles de Belgique, des poivrons des Pays-Bas dans les congélateurs. Pourquoi les producteurs locaux de surgelé ne s’intéressent-ils pas à ces produits ?

« A priori, on pourrait penser que certaines cultures qui fonctionnent très bien en frais conviennent aussi pour le surgelé, mais en réalité, c’est une tout autre histoire quand vient le temps de les mécaniser et de les transformer », répond Christian Malenfant, le vice-président marketing chez Bonduelle Amériques.

« L’épinard est un bon exemple, poursuit-il. Ce n’est pas si simple de le faire au Québec pour le surgelé, et il y a des endroits dans le monde qui disposent de meilleures conditions climatiques pour ce légume. Donc, ça devient une question de compétitivité. » Par ailleurs, ajoute le gestionnaire, une certaine « masse critique » de consommateurs régionaux est nécessaire pour rentabiliser la transformation d’un légume.

Les fruits surgelés fournissent un autre exemple intéressant. Mis à part une usine de congélation de bleuets sauvages à Saint-Bruno, au Lac-Saint-Jean, très peu de fruits québécois sont offerts sous forme surgelée. Selon Michel Saint-Pierre, qui a été sous-ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation de 2003 à 2008, c’est avant tout la demande pour les fruits et légumes surgelés qui limite le nombre de produits québécois offerts.

« À une époque, il se faisait beaucoup de fraises congelées et on la retrouvait partout, raconte-t-il. La demande, qui était très importante, a beaucoup chuté, peut-être parce que la fraise dite “fraîche” de Californie est arrivée sur le marché. Aujourd’hui, il s’en fait encore un peu, certainement, mais c’est davantage pour le marché de la boulangerie. »

Selon lui, le Québec aurait tout à fait le potentiel de diversifier sa production de surgelé si les consommateurs sont au rendez-vous. « Ce n’est pas dans nos mœurs de manger du congelé ! » rappelle-t-il.

Prochain texte : des fermes intérieures pour une production hivernale de fruits et légumes.



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