Vie et mort d’une saveur du mois

Le site web du géant américain des glaces Ben & Jerry’s comporte une section consacrée aux saveurs disparues, appelée le «cimetière des parfums», où l’on retrouve des saveurs comme «Fossil Fuel» et «Turtle Soup». Sur la photo, la crèmerie montréalaise Ca Lem propose des parfums plus conventionnels comme «fraise» et d’autres, plus exotiques, comme «racine de taro» et «feuilles de pandan».
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Le site web du géant américain des glaces Ben & Jerry’s comporte une section consacrée aux saveurs disparues, appelée le «cimetière des parfums», où l’on retrouve des saveurs comme «Fossil Fuel» et «Turtle Soup». Sur la photo, la crèmerie montréalaise Ca Lem propose des parfums plus conventionnels comme «fraise» et d’autres, plus exotiques, comme «racine de taro» et «feuilles de pandan».

Les saveurs occupent une grande partie de l’expérience humaine. En cette ère d’alimentation mondialisée où les enjeux de sécurité alimentaire ne sont pas en contradiction avec la recherche du goût exquis, ces dernières gagnent en complexité. Cette série en trois volets explore les saveurs du mois, les saveurs artificielles et les saveurs oubliées.

Il y a dix ans, le goût du bacon jouissait d’un instant de gloire dans les assiettes et sandwichs des foodies. Ces jours-ci, ce sont plutôt la texture et les épices des saucisses au tofu grillé qui ravissent les sens des convertis à la façon végé.

Récemment, les gourmands ont amadoué le goût du café au beurre, du lait d’avoine, du kombucha, du bol poké, du champignon chaga, du latté au curcuma et autres curiosités qui apparaissent plus ou moins mystérieusement dans l’écosystème des saveurs.

Comment naissent, perdurent et parfois périssent les saveurs du mois ?

Le site web du géant américain des glaces Ben & Jerry’s comporte une section aussi amusante qu’ironique : un cimetière des parfums. Les becs sucrés peuvent ainsi y apprendre que le défunt parfum « Vermonty Python » (arôme de liqueur au café, de biscuits et de fudge) a existé entre 2006 et 2008 ou encore que la saveur « Sugar Plum », composée de prunes et d’un jet de caramel, est morte de sa belle mort en 1990, à l’issue d’une brève vie d’un an. Les visiteurs du site, cela dit, sont invités à « ressusciter » les saveurs du mois reléguées qui méritent une seconde chance.

Le monde n’était-il tout simplement pas prêt pour une glace à la liqueur de café et au fondant au chocolat ? Comment l’alchimie opère-t-elle pour lancer une saveur qui fera courir les foules le temps d’une saison ? « À l’instar des modes vestimentaires, plusieurs facteurs doivent être mobilisés pour que les astres s’alignent, tant du côté des points de vente que des consommateurs », explique Jordan LeBel, chercheur enmarketing à l’école John-Molson de l’Université Concordia.

Les grandes entreprises de transformation alimentaire s’y prennent souvent à l’avance pour prévoir le lancement des saveurs qui se conforment aux modes saisonnières, explique Jordan LeBel. « En avril ou mai, on voit comment les marques comme Smirnoff activent leurs promotions pour positionner leurs boissons de l’été », révèle le chercheur, qui a eu la chance d’assister au processus de développement des saveurs en vogue lors de son passage comme consultant pour l’entreprise suisse Firmenich.

« L’année où j’ai travaillé pour eux, Oprah avait parlé de la baie d’açaï et, soudainement, plusieurs grandes entreprises étaient à la recherche des meilleures méthodes d’extraction pour ce produit. »

Le pouvoir des influenceurs

 

Dans un article publié en début d’année 2019 dans la revue Cuisine : revue des cultures culinaires au Canada, Jordan Lebel se penche sur les cas des « tacos, de la sriracha et de la sauce soya » pour comprendre comment le marketing nous fait aimer des aliments venus d’ailleurs. Dans ce texte coécrit avec Marie Le Bouthillier, le chercheur met en lumière l’importance de l’entrepreneuriat et des influenceurs pour façonner la trajectoire commerciale d’aliments et saveurs qui sortent des sentiers battus.

Aux États-Unis, à la fin des années 1800, des vendeuses de rue d’origine mexicaine surnommées « Chili Queens » ont proposé les premiers tacos dans des étals de rue, devenant les premières influenceuses ayant moussé ce mets immensément photographié ces jours-ci sur Instagram.

Plus près de chez nous, Jehane Benoît, célèbre pour son livre L’encyclopédie de la cuisine canadienne (1963), a suggéré l’emploi de sauce soya dans son « poulet au miel », plus de cinq décennies avant que Gordon Ramsay et autres influenceurs moussent la popularité du thé matcha comme assaisonnement de maïs soufflé ou parfum pour un gâteau au fromage.

« L’aspect culturel est crucial : les Belges, par exemple, sont les seuls à raffoler des biscuits spéculoos. Et les Japonais, très friands de Kit Kat, ont le choix d’une quarantaine de saveurs de cette tablette de chocolat. »

En cette ère où plusieurs propriétaires de téléphone intelligent se sentent investis d’une mission de photographier leurs trouvailles gustatives pour guider nos choix de saveurs, le pouvoir des influenceurs de lancer une saveur tend à s’évanouir, reconnaît Jordan LeBel. « En ce moment, les gens sont tannés des influenceurs du monde alimentaire », dit-il. En guise d’exemple de cet essoufflement : le mois dernier, une publication qui a été affichée sur Instagram par le propriétaire d’un populaire camion de glaces de Los Angeles, Joe Nicchis, rabrouait les influenceurs autoproclamés qui réclament des cornets gratuits en échange d’une photo sur leur fil Instagram, avec une pancarte indiquant « double prix pour les influenceurs ».

Tomber dans l’oubli

C’est qu’au royaume des découvreurs de saveurs, tous n’ont pas le flair ou le pouvoir d’influence d’Oprah ou de Yotam Ottolenghi. Cela dit, il y a une grande part de mystère et de chance dans la commercialisation de nouvelles saveurs qui ne risquent pas de s’éclipser aussi vite que le cronut ou le latté au charbon activé. La part de risque est grande pour les grandes entreprises qui lancent des saveurs. « À l’époque où je travaillais pour Firmenich, ajoute Jordan LeBel, en règle générale, pour 50 projets lancés, il était admis qu’environ 25 allaient perdre de l’argent, 10 réaliseraient le seuil de rentabilité et 10 seraient lucratifs. »

Qu’ils s’appellent Cherry Garcia, matcha ou sriracha, tous les goûts risquent de basculer un jour ou l’autre dans l’indésirable catégorie des saveurs du mois. « C’est un peu une question d’alchimie, comme dans les théories de sociologie de la consommation, qui prétendent que quand l’économie va bien, les couleurs vives deviennent populaires, alors que si l’économie va mal, on préfère les couleurs moins flamboyantes et plus réconfortantes. »

À voir en vidéo