Le gourou de l’innovation frugale

Dans un contexte de raréfaction des ressources, il faut apprendre à faire mieux avec moins. Voilà ce qu’a pour habitude de dire Navi Radjou, connu pour être le père du jugaad, ou innovation frugale, un concept indien basé sur l’idée d’inventer à moindre coût.
Le Franco-Indien, qui agit à titre de consultant dans la Silicon Valley, convainc les chefs de grandes entreprises occidentales d’adopter cet état d’esprit et de redevenir ingénieux. Entrevue.
Comment définissez-vous l’innovation frugale ?
L’innovation frugale s’inspire du terme hindi « jugaad », qui désigne une façon ingénieuse de trouver des solutions efficaces et abordables dans des conditions difficiles. Cet état d’esprit est adopté par des millions d’entrepreneurs dans les pays émergents qui développent des solutions créatives et avec des ressources très limitées. Le jugaad, c’est l’esprit futé, la débrouillardise.
Pourquoi les entreprises occidentales en ont-elles besoin ?
Elles doivent comprendre qu’il n’est pas nécessaire d’avoir d’immenses budgets en recherche et développement pour innover plus vite, mieux et à moindre coût. Elles associent trop souvent qualité et complexité. Pourtant, il est possible d’intégrer la pensée jugaad dans tous les secteurs, même celui des hautes technologies.
À titre d’exemple, l’Inde a lancé en novembre dernier sa sonde vers la planète Mars, qui a été développée en quelques mois avec 69 millions de dollars. C’est trois fois plus rapide et dix fois moins cher que le projet similaire de la NASA (Agence spatiale américaine).
L’ingéniosité frugale ne se limite pas à développer un bien ou un service au plus faible coût ; le but est de trouver le bon équilibre entre abordabilité et qualité. En anglais, on parle de « smart cost » et non de « low cost ».
Vous conseillez des entreprises sur l’innovation frugale. Quels grands groupes ont déjà adopté cet état d’esprit ?
Je travaille souvent avec le groupe automobile Renault-Nissan. En collaborant avec des ingénieurs en Roumanie habitués de faire plus avec moins, ils ont conçu une nouvelle voiture bas de gamme, la Logan.
Elle a connu un immense succès dans plusieurs pays émergents, où des millions de personnes n’ont pas encore d’automobile. Mais elle a aussi séduit beaucoup de consommateurs dans les pays matures en Europe.
La compagnie Siemens, qui conçoit notamment des appareils médicaux destinés à rejoindre les personnes isolées dans les pays émergents, a finalement trouvé un marché porteur pour ces produits, tant en Europe qu’en Amérique du Nord.
Ces deux cas montrent que l’innovation frugale est d’abord adoptée par les compagnies qui veulent réussir dans les marchés émergents, mais au final, on se rend compte qu’elles gagnent à appliquer ces principes dans les pays occidentaux.
Les Occidentaux sont donc prêts à consommer des produits jugaad ?
Les consommateurs sont plus soucieux de leurs dépenses et se tournent vers des produits économes. Ils veulent des biens qui correspondent à leur budget et en même temps, ils sont de plus en plus conscients de l’importance de respecter l’environnement, de ne pas épuiser toutes nos ressources.
En fait, ce qu’ils recherchent, ce sont des produits à la fois bas de gamme et de qualité. C’est là le défi à relever par les entreprises.
Certaines l’ont déjà bien compris, comme la compagnie de jeans Levi’s, qui produit une ligne de pantalons faits à partir de déchets en plastique, ou encore qui propose un pantalon produit uniquement avec un litre d’eau, soit 96 % de moins que la quantité normalement utilisée. De telles initiatives prouvent qu’on peut combiner le meilleur de la technologie et le meilleur en matière de valeurs sociales.
Il y a donc un lien intrinsèque entre l’innovation frugale et un système plus respectueux de l’environnement ?
Les entreprises n’auront pas le choix d’adopter l’esprit jugaad si elles veulent rester en contact avec la majorité des consommateurs, dont le niveau de vie stagne ou va progressivement diminuer.
D’ici 2020, près de 90 % des particuliers rentreront dans la « classe b », c’est-à-dire qu’ils voudront des produits abordables et de qualité. Ils continueront de consommer, mais d’une façon qualitativement différente.
Pour arriver à leur plaire, les compagnies doivent basculer d’une économie linéaire à une économie circulaire, qui vise à réintégrer des déchets ou des composantes en fin de vie dans la chaîne de valeur. Les 100 plus grandes multinationales s’adonnent déjà à cette forme d’économie.
En Amérique du Nord, le chemin sera plus long, toutefois. Selon une récente étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT), les entreprises nord-américaines sont celles qui manifestent une plus grande crainte de changer radicalement leur modèle d’affaires… elles sont bien loin derrière l’Europe et l’Asie.
Lutte contre l’obsolescence
Au magasin Zone Accro, au centre-ville de Montréal, les tablettes électroniques et les téléphones intelligents brisés s’empilent devant les techniciens débordés. «On tente toujours de faire comprendre à nos clients qu’un iPhone, ça peut s’entretenir presque indéfiniment; on ne veut pas qu’un appareil se retrouve dans le dépotoir pour rien», explique le fondateur Martin Masse, qui voit sa clientèle grandir d’année en année.La majorité des consommateurs, explique-t-il, sont pris en otage par des contrats auprès des grandes entreprises de téléphonie, qui les encouragent à changer régulièrement d’appareil plutôt que de miser sur l’entretien.
Toutefois, après quelques années, les fabricants développent souvent de nouveaux processeurs et logiciels qui finissent par rendre tôt ou tard désuets les appareils électroniques, conçoit M. Masse.