Luttes sociales et mutation - Quelle sera la définition de l'entreprise de demain?

Pour tenter de déterminer ce que sera la définition de l'entreprise de demain, un groupe de chercheurs travaille à faire des liens entre certains débats sociaux contemporains et des mutations historiques vécues par les entreprises.
Comme le reste de la société, les entreprises évoluent à travers les différentes luttes sociales. Et tout indique qu'elles continuent et qu'elles continueront de le faire. C'est du moins ce que croit Corinne Gendron, titulaire de la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l'UQAM, chercheuse principale et coordonnatrice du projet «La responsabilité sociale: une redéfinition de l'entreprise comme institution sociale».«Bien des gens regardent les entreprises comme si elles avaient toujours eu la définition actuelle assez uniforme d'une société privée par actions à responsabilité limitée. Or l'entreprise est le résultat de mutations qui se sont produites au fil de l'histoire, à travers les luttes et les débats sociaux», explique la chercheuse qui travaille sur ce projet avec des collègues de l'UQAM, de l'Université de Montréal, de l'Université McGill et de l'Université Ryerson à Toronto.
Mutations dans la gouvernance
Premier exemple: l'élargissement du concept d'intérêt des entreprises.
«Il y a 20 ans, on réduisait beaucoup l'intérêt des entreprises à l'intérêt des actionnaires, remarque Mme Gendron. Toutefois, si on regarde certaines décisions prises par les tribunaux, on voit que la situation a beaucoup évolué depuis. Maintenant, on distingue l'intérêt des actionnaires de celui des entreprises, qui inclut aussi d'autres acteurs, comme les travailleurs, les consommateurs, les populations avoisinantes, etc.»
Un exemple de cette tendance est la décision rendue en 2008 par la Cour suprême à propos de BCE. Ses obligataires avaient intenté un recours dans la foulée de la transaction prévue avec Teachers qui obligeait BCE à se privatiser en faisant un emprunt important. Cela aurait eu pour effet de réduire la valeur de leurs débentures. La Cour suprême a finalement estimé que l'intérêt des obligataires avait été considéré même si les administrateurs avaient décidé d'aller de l'avant avec la transaction. Elle a noté que la privatisation de BCE constituait une décision prise dans l'intérêt à long terme de la société.
«Les administrateurs disposent maintenant d'une marge de manoeuvre accrue dans leurs décisions, puisque celles-ci n'ont pas à viser strictement l'avoir des actionnaires. On considère la société dans son ensemble», explique Stéphane Rousseau, cochercheur dans le projet et titulaire de la Chaire en gouvernance et droit des affaires à la Faculté de droit de l'Université de Montréal.
La mutation possible envisagée par les chercheurs du projet est que ce genre de lutte pourrait amener la gouvernance à s'ouvrir à d'autres acteurs. «On pourrait éventuellement voir arriver des mécanismes pour que, systématiquement, la gouvernance prenne en compte non seulement les intérêts des actionnaires, mais aussi ceux d'autres acteurs», explique Mme Gendron.
Le groupe de chercheurs compare cette tendance avec une grande mutation historique: l'arrivée de la responsabilité limitée. «Le fait que l'actionnaire n'est pas responsable au-delà de la valeur de son investissement dans l'entreprise a changé énormément de choses», affirme Corinne Gendron.
Mutations dans le système comptable
Le groupe se penche aussi sur la lutte concernant les externalités écologiques.
«De plus en plus, on demandera aux entreprises d'assumer les coûts de ce qu'elles engendrent comme pollution. Ça viendra bouleverser tout le système de comptabilité qui vient délimiter les coûts, la répartition des actifs, etc.», affirme Mme Gendron.
En guise de comparaison, le groupe de chercheurs regardera le concept d'amortissement. «Auparavant, si une entreprise faisait une grosse dépense, comme une voiture à 10 000 $, elle devait la déduire au complet en une seule année. Maintenant, grâce au mécanisme comptable de l'amortissement, les entreprises peuvent étaler l'investissement sur toutes les années d'utilité. Ça fait une grosse différence pour les résultats de l'entreprise, donc pour les profits réalisés et les dividendes versés aux actionnaires», explique Corinne Gendron.
Mutations dans la sphère d'influence
Enfin, le groupe se penchera sur la sous-traitance. «De plus en plus, on reconnaît une responsabilité des entreprises par rapport à la sous-traitance, remarque Mme Gendron. Si une entreprise se rend compte qu'un sous-traitant fait travailler des enfants, elle ne peut pas seulement dire que c'est la faute du sous-traitant. La tendance est de reconnaître que l'entreprise a une responsabilité à l'égard de ses sous-traitants, même si c'est une entité distincte.»
L'entreprise est donc maintenant de plus en plus en réseau. «La sphère d'influence de l'entreprise est de moins en moins rattachée à sa frontière», ajoute la chercheuse.
Cette lutte actuelle sera mise en parallèle avec le fordisme des années 1945-1975. «Pendant ces années, toute une relation s'est organisée entre le patronat et les travailleurs. On donnait aux travailleurs de meilleurs salaires pour qu'ils puissent accéder à plus de biens de consommation et cela permettait aux entreprises de faire plus de ventes. C'était une forme de compromis social», explique Mme Gendron.
En faisant des parallèles entre ces mutations historiques et ces luttes actuelles, le groupe de chercheurs, dont le projet est financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, souhaite anticiper la configuration de l'entreprise de demain.
«Le but, ce n'est pas de dire si les changements actuels sont positifs ou négatifs, mais de les analyser en faisant des liens avec les luttes passées, précise Corinne Gendron. C'est tout un nouveau territoire de recherche que nous débroussaillons et plusieurs nouveaux projets pourront être lancés par la suite.»
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Collaboratrice du Devoir