Ottawa lance une stratégie pour attirer les «nomades numériques» sans rien changer

Maria Kinoshita est gestionnaire de la résidence Nomad Coliving, un bâtiment au centreville de Montréal qui loge quelques dizaines de nomades numériques.
Valérian Mazataud Le Devoir Maria Kinoshita est gestionnaire de la résidence Nomad Coliving, un bâtiment au centreville de Montréal qui loge quelques dizaines de nomades numériques.

Le ministre fédéral de l’Immigration a lancé cet été — et en grande pompe — « une stratégie pour attirer les nomades numériques » au pays. Deux mois plus tard, rien n’a changé. Des centaines, voire des milliers d’entre eux, continuent de vivre au Canada dans la « zone grise » qui prévaut depuis des années.

Singapour, Inde, États-Unis, Philippines, Brésil… Diverses origines se croisent dans la résidence Nomad Coliving. Le bâtiment au centre-ville de Montréal loge quelques dizaines de ces nomades des temps modernes. Tous télétravaillent, à leur compte ou pour un employeur, et changent de pays au gré des saisons ou des échéances de visa.

Maria Kinoshita, gestionnaire de l’endroit, a organisé une fête avec tout ce beau monde lorsque l’ancien ministre de l’Immigration Sean Fraser a laissé supposer qu’un visa pour eux allait voir le jour.

« Nous allons lancer une stratégie pour les nomades numériques pour permettre aux personnes qui ont un employeur étranger de venir travailler au Canada jusqu’à 6 mois », avait-il lancé en juin dernier sur une grande scène d’un événement techno de Toronto. « Et si elles reçoivent une offre d’emploi pendant qu’elles sont là, nous allons autoriser qu’ils continuent de rester et de travailler au Canada. »

« Plusieurs ont eu l’espoir d’avoir un statut, raconte Maria Kinoshita. Ils ont reporté leur demande de visa en se disant qu’ils pourraient appliquer pour un visa de nomade. » Deux mois plus tard, rien n’a changé. Le fameux visa se fait attendre.

Ottawa prévoyait aussi consulter « des partenaires des secteurs privé et public afin de déterminer s’il serait souhaitable d’adopter d’autres politiques pour attirer les nomades numériques au Canada ».

Plusieurs ont eu l’espoir d’avoir un statut. Ils ont reporté leur demande de visa en se disant qu’ils pourraient appliquer pour un visa de nomade.

Maria Kinoshita n’a pas été contactée. Même silence autour d’elle, elle qui connaît un peu tout le monde dans cet univers parallèle des travailleurs sans bureau fixe. Puisqu’elle a des origines japonaises, elle a cependant été appelée par le gouvernement du pays du Soleil levant, qui, au même moment, a lancé une stratégie similaire.

Le Devoir n’a pas pu trouver d’entreprises ou d’organismes québécois qui ont été consultés à ce sujet. Le gouvernement du Québec affirme aussi n’avoir pas été interrogé avant le lancement de cette stratégie.

Un nouveau ministre de l’Immigration, Marc Miller, a été nommé cet été. Ce dernier est « en retraite » deux semaines avec le nouveau cabinet, et n’a pas pu répondre aux questions du Devoir.

Les communications du ministère ont toutefois précisé les intentions d’Ottawa, en disant vouloir s’« assurer s’il serait utile qu’un nomade numérique ait un processus clair pour demander un permis de travail au Canada, s’il décidait par la suite de chercher un poste auprès d’un employeur canadien ».

Entrer pour ne plus repartir

 

Pour Claire Estagnasié, doctorante à l’UQAM en communication et spécialiste du nomadisme numérique, une telle annonce « pourrait clarifier une zone grise, mais, dans la pratique, ça ne change absolument rien ». Ces nomades vont et viennent toujours sous un visa de visiteur, travaillant hors du cadre des lois canadiennes.

« Pas un mot sur l’assurance maladie » de ces voyageurs longue durée, fait-elle remarquer. Ni sur la taxation de ces travailleurs. Pour l’instant, les nomades numériques ne paient des impôts que dans leur pays d’origine. Un Américain qui réside au Canada paie ses taxes uniquement aux États-Unis, s’il ne reste pas plus de 6 mois de ce côté-ci de la frontière. Et il peut toujours retourner très brièvement chez lui pour ne pas dépasser cette limite de six mois, faire le tour de la frontière, pour ensuite demander un second visa de touriste en rentrant au Canada.

« Pour les nomades numériques américains, ça leur ferait moins de paperasse. Pour les autres, ça ne change rien du tout », résume la chercheuse. « C’est un effet d’annonce, d’image. »

Le Canada cherche à sédentariser prochainement ces nomades, précise par ailleurs le ministère. « Ils peuvent très facilement demander à prolonger leur séjour en tant que résidents temporaires, ou demander un permis de travail au Canada s’ils trouvent un emploi sur le marché du travail canadien. »

Pour les nomades numériques américains, ça leur ferait moins de paperasse. Pour les autres, ça ne change rien du tout.

Un besoin de logements

Maria Kinoshita, bien qu’enthousiaste à ce que Montréal devienne une plaque tournante pour ces nomades modernes, prévient qu’il faudrait inclure dans cette stratégie une politique de logements. Sa résidence, à mi-chemin entre l’auberge de jeunesse et la maison de chambres, est déjà pleine. Elle projette d’ouvrir d’autres résidences à Montréal et à Québec. Et déjà, les listes d’attente pour ses chambres sont toutes aussi pleines.

Les prêts, le zonage, les assurances : tout est compliqué pour transformer un multiplex de six logements en résidence de seize chambres. « Il y a beaucoup de monde partant pour partir des places comme ça, mais ils ont été découragés quand ils ont vu ce que j’ai traversé », assure la femme d’affaires, elle-même nomade à ses heures.

« Je densifie la bâtisse », précise-t-elle, soucieuse de ne pas retirer de logements d’un marché locatif très à l’étroit. « Et j’accepte les locaux qui ont besoin de cet espace-là. »

Ailleurs dans le monde, ce ne sont pas les exemples de « stratégies pour attirer les nomades numériques » qui manquent. Le nombre de pays avec des visas spécialement pour ces travailleurs a explosé ces dernières années. On en comptait un peu plus d’une dizaine il y a tout juste deux ans, selon une estimation des spécialistes du nomadisme Partout chez nous. Ces derniers recensent à l’heure actuelle 42 pays avec un tel type de visa.

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.

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