Les champignons marins du Saint-Laurent, de potentiels médicaments

Quand la technicienne de laboratoire Marilee Thiffault s’est fait proposer de travailler sur les champignons marins, en 2020, un doute a fusé dans son esprit. Il y a des champignons dans l’eau, vraiment ? « Puis après, je me suis dit : évidemment ! » On trouve des champignons dans les glaces de l’Arctique comme dans les fosses hydrothermales à 2000 mètres de profondeur. « À la question “où y a-t-il des champignons ?”, la réponse est “partout” », résume la passionnée du royaume fongique.
Voilà donc : les travaux de Mme Thiffault et de ses collègues ont confirmé que les champignons marins abondent dans le Saint-Laurent. Et les expériences menées par cette équipe de Biopterre, un centre collégial de transfert de technologie affilié au cégep de La Pocatière, portent à croire que ces organismes microscopiques pourraient nous aider à soigner des infections chez l’humain, à protéger les cultures agricoles, à éliminer des polluants ou à décomposer des déchets.
Tout cela est encore très spéculatif. Toutefois, les scientifiques sont optimistes quant au potentiel des champignons marins. L’humanité n’a encore qu’effleuré la pointe de l’iceberg de ce monde microscopique immergé dans la mer. « Les champignons dans le fleuve Saint-Laurent étaient virtuellement inconnus : c’est pour ça qu’on a sauté sur l’occasion de les étudier », explique Félix-Antoine Bérubé-Simard, le codirecteur de Biopterre responsable des mycotechnologies.
Les champignons marins s’attachent partout : aux algues, aux morceaux de bois, aux fragments de plastique, aux sédiments au fond de l’eau, etc. Entre 2020 et 2022, Marilee Thiffault est montée à trois reprises sur des navires de recherche qui ont sillonné le fleuve, l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent. La quasi-totalité des débris solides qu’elle a récoltés contenaient des champignons qu’elle a ensuite réussi à cultiver en laboratoire. Pour l’instant, 483 individus fongiques ont été isolés, dont 159 ont été identifiés.
Cultiver ces champignons n’est pas sorcier : il suffit de les déposer dans une gélose salée qui imite l’environnement marin. Plusieurs microorganismes peuvent se développer dans cette pouponnière, donc les différentes souches doivent être isolées. Les techniciens caractérisent ensuite les champignons, notamment afin de connaître les molécules qu’ils sécrètent. Si les souches sont bien conservées, elles pourront être reproduites indéfiniment.

De la Chine au port de Québec
On trouve dans les eaux québécoises des champignons adaptés à un environnement bien différent des variétés utilisées par l’industrie pharmaceutique ou par les spécialistes de la décontamination. « On a choisi de regarder l’estuaire parce qu’on cherchait des enzymes [produites par des champignons] résistantes à une plus grande salinité, à une température basse et à des pH plus élevés », souligne Pierre Bouchard, un professionnel de recherche chez Biopterre. Pour sa maîtrise (2019-2021) à l’Université du Québec à Rimouski, ce dernier est parti à la recherche de champignons marins dans le Saint-Laurent.
À la suite de sa campagne de « bioprospection », une souche a retenu son attention : un endophyte du jasmin trouvé près du port de Québec. Auparavant, cette souche de champignon marin n’avait jamais été observée ni répertoriée ailleurs qu’en Chine. Il s’agit peut-être d’une espèce exotique introduite accidentellement par un navire ; il est aussi possible qu’elle vive naturellement de notre côté du monde, mais qu’elle n’avait simplement jamais été repérée.
De retour à La Pocatière, M. Bouchard a cultivé son endophyte du jasmin pour apprendre à mieux le connaître. Il espérait que son champignon sécrète certaines enzymes — des laccases ou des peroxydases — qui « attaquent » la lignine, la molécule qui donne au bois sa rigidité. Il n’a pas été déçu. Sa souche produisait des enzymes plus efficaces à basse température que celles en vente sur le marché. Son champignon filamenteux pourrait donc servir à décomposer du vieux bois de construction ou des résidus agricoles, même quand il fait plutôt frais.
En outre, la famille d’enzymes qu’il génère est reconnue pour dégrader certains hydrocarbures. « Si jamais il y avait des interventions à faire dans le fleuve, dans l’eau salée, dans un climat nordique, ça pourrait être un produit intéressant pour remédier à des catastrophes environnementales », explique M. Bouchard. Dans le golfe du Mexique, des chercheurs ont trouvé des champignons marins capables de digérer le pétrole. Grâce aux mycètes, une foule d’applications sont envisageables pour la « bioremédiation » des milieux aquatiques : dégrader les microplastiques, éliminer les perturbateurs endocriniens et capter les métaux lourds, par exemple.
Pesticides et antibiotiques
D’autres souches de champignons marins étudiées par Biopterre — avec l’aide d’un étudiant-chercheur du cégep de La Pocatière — ont produit des substances bactéricides et fongicides. L’équipe a constaté que les souches vivant plus en profondeur en généraient davantage. « Plus tu vas profond dans l’eau, moins la nourriture est accessible. Donc le champignon produit plus d’antifongiques et plus d’antibactériens pour tuer ses compétiteurs et s’assurer d’avoir la nourriture pour lui. Ça s’explique logiquement, mais il fallait quand même le vérifier », explique M. Bérubé-Simard, détenteur d’un doctorat en biologie moléculaire.
Plus tu vas profond dans l’eau, moins la nourriture est accessible. Donc le champignon produit plus d’antifongiques et plus d’antibactériens pour tuer ses compétiteurs et s’assurer d’avoir la nourriture pour lui. Ça s’explique logiquement, mais il fallait quand même le vérifier.
Certaines de ces substances pourraient servir à combattre des maladies qui affectent les cultures végétales. D’autres sont plutôt efficaces pour lutter contre des agents pathogènes qui s’en prennent aux humains ou aux animaux. De plus, les substances antibactériennes obtenues diffèrent grandement des antibiotiques classiques de l’industrie pharmaceutique, souligne le biologiste. Leur utilisation pourrait donc contourner les défenses des bactéries résistantes aux traitements.
Maintenant que sa banque de champignons marins est bien garnie, Biopterre cherche à s’associer à des entreprises pour développer de véritables applications technologiques avec ses petits trésors fongiques. Les partenaires ne se bousculent toutefois pas au portillon, probablement intimidés par les étapes qu’il reste à franchir avant d’arriver à un produit fini. « Ça commence à peine, explique Mme Thiffault. On est en train de découvrir tout le potentiel et toute la biodiversité des champignons marins. On construit, en ce moment. »