Le numérique a aussi ses dangers en temps de crise humanitaire

Le piratage de données et les logiciels espions sont d’autres exemples de menaces. Les infrastructures civiles, comme les hôpitaux, ne sont pas à l’abri d’une cyberattaque.
Thomas Glass CICR Le piratage de données et les logiciels espions sont d’autres exemples de menaces. Les infrastructures civiles, comme les hôpitaux, ne sont pas à l’abri d’une cyberattaque.

« Une belle journée commence dans votre ville », peut-on lire dans une vidéo montrant des images du brouhaha d’une métropole en éveil. Un petit garçon boutonne son col de chemise et descend dans la rue, sac d’école au dos, insouciant et tout sourire. Et, soudain, l’explosion. « Votre ville est attaquée. »

Sur un fond noir, le texte à l’écran est accompagné d’une musique dramatique. Tandis que défilent sous vos yeux des images de détresse humaine, on vous informe qu’une catastrophe naturelle frappe aussi votre région. Missiles, bombardements, cyclones : tout a été détruit. Vous ne trouvez personne de votre famille dans les décombres, mais vous avez un téléphone. Que faites-vous ? Cliquez « j’appelle mes proches » ou « je leur envoie un message ».

Ainsi cheminerez-vous, sur le qui-vive, si vous parcourez digital-dilemmas.com, un site Internet créé par la Croix-Rouge internationale pour sensibiliser la population aux dangers du numérique lors de crises humanitaires. Car si, d’emblée, les technologies comme le téléphone cellulaire peuvent sembler salutaires en cas d’urgence, elles peuvent aussi constituer une menace pour les civils lors de catastrophes ou de conflits.

« C’est presque cliché, mais la première question qui nous était toujours posée était : “Y a-t-il du wifi pour brancher mon téléphone ?” Nous souhaitions offrir des services plus rapides et adaptés, mais en parallèle, on se rendait compte que les groupes armés se servaient des technologies pour mieux contrôler les populations », a expliqué Philippe Stoll, technodiplomate principal au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui lancera cet automne une version bonifiée de l’outil Digital Dilemmas.

C’est très facile pour des groupes armés et les criminels de rentrer dans des réseaux sociaux comme TikTok, WhatsApp, très utilisés par des communautés en déplacement.

 

Depuis le début des années 2000, l’impact grandissant du numérique sur les populations dans les crises humanitaires est devenu un incontournable, fait remarquer M. Stoll. « La mésinformation, la désinformation et les discours de haine — et le fait que ça crée des violences plus ou moins directes sur les individus et des dommages psychologiques — augmentent nécessairement leur vulnérabilité », dit-il.

Lieux virtuels, dangers réels

 

Spécialiste des questions humanitaires, François Audet a été à même de constater les dangers liés aux technologies auxquels sont exposés les migrants lors d’un récent séjour en Amérique latine, lors duquel il a documenté les vulnérabilités des populations dans les corridors migratoires.

« C’est très facile pour des groupes armés et les criminels de rentrer dans des réseaux sociaux comme TikTok, WhatsApp, très utilisés par des communautés en déplacement », a constaté le professeur de l’UQAM. « J’ai été intégré à certains chat rooms (salons de clavardage). […] Ce sont des milliers de personnes dans des pièces virtuelles qui communiquent entre elles des informations pour savoir où aller, qui sont les bons passeurs, combien ça coûte. Il y a beaucoup d’informations personnelles qui sont transmises et qui les rendent vulnérables. Si n’importe qui — comme moi — peut rentrer là, on imagine le tort que ça peut causer si des groupes criminels se retrouvent-là. »

Philippe Stoll fait, quant à lui, remarquer que ce qui est considéré comme un avantage de la technologie pour les uns peut s’avérer tout le contraire pour les autres. « Prenez la géolocalisation. Comme Suisse, ça peut m’embêter qu’une application sache que je fréquente un magasin d’alimentation plus qu’un autre. Mais si vous êtes Afghane, Ukrainienne ou Soudanaise, vous ne réagiriez pas du tout de la même manière au fait d’être géolocalisée. »

Le piratage de données et les logiciels espions sont d’autres exemples de menaces. Les infrastructures civiles, comme les hôpitaux, ne sont pas à l’abri d’une cyberattaque. Récemment, le CICR a lui-même fait l’objet d’un assaut numérique, lors duquel la sécurité d’informations concernant un demi-million de bénéficiaires a été compromise ; aucun dommage réel n’a toutefois été répertorié.

Un outil pour éveiller les consciences

 

Tout n’est toutefois pas sombre. Ces dernières années, les casques de réalité virtuelle pour faire vivre en temps réel la réalité des camps de réfugiés, les expériences immersives ou encore les sites interactifs comme Digital Dilemmas sont devenus des outils de sensibilisation très prisés.

« Comme c’est quelque chose d’abstrait pour les Occidentaux et les gens qui ne vivent pas dans ces conditions, la solution immersive devient particulièrement pertinente. On rentre là-dedans et on n’a pas juste de l’info, on éprouve des sentiments qui nous permettent de nous mettre dans la peau de ces gens-là », dit le professeur François Audet, qui admet utiliser ces outils dans ses cours. « Sans tomber dans le “jeu dont vous êtes le héros”, c’est un outil pédagogique très accessible, qui nous fait voyager sans nous déplacer et nous amène à des prises de conscience. »

Le site Digital Dilemmas est né dans la foulée d’une expérience immersive « physique » cocréée par Philippe Stoll à la fin de 2019. La deuxième mouture du site Web, qui sera lancée à l’automne, découle d’une nouvelle expérience immersive bonifiée — et incluant notamment des réflexions sur l’intelligence artificielle et les vidéos hypertruquées (« deepfakes ») — présentée en mai dernier aux Nations unies, à New York.

« On a une approche transversale avec, d’un côté, un travail qui se fait avec des juristes, des experts et des académiciens pour faire avancer le débat sur ces questions, mais aussi une approche générale grand public, où on espère avoir un effet de mobilisation en touchant les gens. »

Car l’objectif ambitieux — et pas du tout voilé — de M. Stoll est ni plus ni moins de faire évoluer le droit international humanitaire afin de mieux protéger les civils en temps de guerre. Il souhaite agrandir leur portée par des traités encadrant l’utilisation des technologies de pointe dans les crises et conflits. « On a eu la Convention d’Ottawa bannissant les mines antipersonnel, la Convention [de 2008] sur les armes à sous-munitions… Alors pourquoi pas une réglementation supplémentaire portant sur les nouvelles technologies ? 

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