Les portions perdues de notre patrimoine culinaire

Objets dont on ne se sert plus, pratiques oubliées, lieux d’un autre temps, extinction d’espèces, espaces mythiques et styles surannés : qu’est-ce qui a disparu ou est en voie de disparaître autour de nous ? La série Disparition voyage au coeur des effacements dont nous n’avons eu que peu ou prou connaissance au fil du temps. Aujourd’hui : des établissements du patrimoine culinaire montréalais.
C’est à l’adolescence que Philip Varvaro a commencé à travailler au Main Deli, le restaurant fondé par son père, Peter Varvano, en 1974. Le smoked meat et les légumes marinés étaient faits à la main à l’étage supérieur. « À l’arrière du bâtiment, mon père avait bricolé une rampe entre le troisième et le deuxième étage. Il mettait les barils de cornichons dessus et il les faisait glisser en bas. C’était toute une expérience de fabriquer ces aliments », raconte le fils. Il se souvient aussi avec bonheur de l’atmosphère décontractée qui régnait après les performances de groupes musicaux dans la salle à manger.
Plusieurs Montréalais considéraient que l’établissement servait la meilleure viande fumée en ville.
Dans le court métrage documentaire The Birth of the Smoked Meat (La naissance du smoked meat), de Jeanne Pope et Zoe Mapp, paru en 2006, on voit les employés du Main Deli effectuer toutes les étapes de sa conception — saler la viande, l’enduire d’épices, la mariner dans des barils pendant 10 à 14 jours, la fumer, la couper en fines tranches. Le patriarche de l’endroit, Peter Varvaro, explique à la caméra que ce plat est arrivé par le biais d’immigrants juifs roumains. N’étant pas lui-même juif, il a tout de même grandi entouré de cette culture qu’il connaît très bien.

« Je deviens un peu fatigué, confie-t-il toutefois. J’aimerais vendre l’endroit, mais je n’arrive pas à trouver un acheteur. » C’est finalement en 2014, peu après sa mort, que le Main Deli a trouvé preneur. Selon Philip, ses enfants n’étaient pas en mesure de reprendre le commerce à ce moment-là, même si plusieurs d’entre eux travaillaient en restauration. Après la mort des nouveaux propriétaires, l’endroit a définitivement fermé ses portes en mai dernier.
Le Main Deli devenait ainsi le troisième établissement culinaire cinquantenaire à mettre la clé sous la porte sur la rue Saint-Laurent, entre la rue Prince-Arthur et l’avenue Duluth, après la charcuterie Fairmount et la boucherie Slovenia.
« Cette partie de Saint-Laurent a été beaucoup façonnée par des immigrants d’Europe de l’Est, rapporte la chroniqueuse gastronomique Lesley Chesterman. Mais c’est en train de changer et c’est triste. C’est devenu une rue branchée, les loyers ont monté et la petite épicerie du coin a été reprise par une grande chaîne. »
Gâteau moka et rôti de boeuf
Mme Chesterman a vu plusieurs restaurants historiques et exceptionnels fermer leurs portes ces dernières années à Montréal. « On perd un peu l’âme de ce qu’est notre gastronomie », déplore-t-elle.
Des plats iconiques de la métropole ont ainsi disparu avec certains de ces établissements. L’autrice cite notamment le gâteau moka du Laurier BBQ, le rôti de boeuf de la taverne Magnan, le saumon mariné du Moishe’s, qui n’est pas présentement sur le menu de sa version 2.0. Avec la fermeture de la boucherie Slovenia, le sandwich de style est-européen est, pour sa part, en danger, estime Mme Chesterman.

La pandémie, l’inflation et la pénurie de main-d’oeuvre semblent avoir accéléré le phénomène. Le nombre de restaurants ne cesse de diminuer depuis la pandémie, selon des données compilées par l’Association Restauration Québec à partir des chiffres du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) et de l’Institut de la statistique du Québec.
À Montréal, on compterait aujourd’hui 305 restaurants de moins qu’en juillet 2022 — et 1464 de moins qu’en février 2020.
De nouveaux restaurants naissent malgré tout chaque mois. Mais est-on en train de créer les établissements mythiques de demain, qui seront encore là dans 50 ans ? Mme Chesterman en doute. « Avant, les clients étaient plus fidèles ; mon père allait toujours au même restaurant. Aujourd’hui, les gens sont plus intéressés par le resto à la mode, la tendance du moment », analyse-t-elle.
La réputation d’un restaurant repose maintenant surtout sur celle de son chef, observe la chroniqueuse. Lorsque le chef part, il y a des chances que l’établissement soit délaissé.
Le défi de la relève
Heureusement, certains établissements chouchous résistent encore à cette vague. C’est le cas du Wilensky, connu pour son sandwich signature.
« On a des clients incroyablement fidèles », affirme avec reconnaissance Sharon Wilensky, fille du fondateur, qui dirige aujourd’hui le restaurant en activité depuis 91 ans. Sa mère, Ruth, et ses frères, Bernard et Asher, y ont aussi travaillé. La propriétaire ne sait toutefois pas qui pourra prendre la relève, puisque personne dans la famille ne s’est manifesté.
On perd un peu l’âme de ce qu’est notre gastronomie.
« J’aurai 65 ans en septembre et j’ai beaucoup d’amis qui prennent leur retraite. Mais pour moi, c’est une grande responsabilité de maintenir ce commerce en vie. C’est sûr que je veux voir le 100e anniversaire », déclare-t-elle.
Pour sa part, le propriétaire du réputé Lester’s Deli, Bill Berenholc, a annoncé la semaine dernière la vente du commerce qu’il tenait depuis 50 ans, après avoir pris la relève de son père. C’est Kevin Fung, déjà propriétaire de plusieurs restaurants japonais, qui a désormais des ambitions pour la marque. Plusieurs autres restaurants réputés, comme le Schwartz’s et le Moishe’s, ont aussi quitté le giron familial après avoir été achetés.
« Il y a 10 ans, je voulais que mes enfants reprennent la business. Mais, aujourd’hui, je n’aurais pas voulu qu’ils soient pris là-dedans. Il aurait fallu qu’ils sacrifient leurs vies personnelles », estime M. Berenholc, surnommé « monsieur Lester ». Selon lui, la gestion du personnel est beaucoup plus difficile que par le passé.
C’est aussi le constat que fait Linda Girolamo, vice-présidente de la pizzeria Napoletana, dans la Petite Italie. La passionnée de restauration oeuvre dans l’entreprise familiale depuis l’âge de 9 ans. Aujourd’hui dans la cinquantaine, elle souhaiterait que de plus jeunes membres de sa famille poursuivent un jour l’aventure.
Elle voit que les commerces comme le sien sont de plus en plus rares. « Depuis les années 1990, les parents veulent que leurs enfants aillent à l’école, fassent des études plus poussées. C’est à ce moment-là qu’on voit que les entreprises familiales ne continuent plus, parce qu’après les générations des parents et des grands-parents, il n’y a personne pour prendre la relève », considère-t-elle.
En attendant que la génération suivante se manifeste, Mme Girolamo, ses soeurs et ses parents continuent de faire évoluer le restaurant avec de nouvelles recettes et de nouveaux produits. C’est sans doute une façon de rester à la mode et d’aller chercher de nouveaux adeptes, tout en satisfaisant les habitués.