Ottawa renverra un couple en Inde malgré une menace de torture

Rajvinder Kaur et son mari Randhir Singh ont demandé l’asile à l’automne 2015. Une demande rejetée en 2016, de même que l’appel l’année suivante, notamment parce que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a considéré que le couple avait la possibilité de vivre ailleurs en Inde étant donné que la menace semblait être locale.
Lisa-Marie Gervais Le Devoir Rajvinder Kaur et son mari Randhir Singh ont demandé l’asile à l’automne 2015. Une demande rejetée en 2016, de même que l’appel l’année suivante, notamment parce que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a considéré que le couple avait la possibilité de vivre ailleurs en Inde étant donné que la menace semblait être locale.

Le Canada s’apprête à expulser un couple de sexagénaires d’origine indienne dont l’un d’eux souffre d’un choc post-traumatique et serait à risque de torture. Très inquiet pour ses clients qui vivent ici depuis huit ans, leur avocat, qui a épuisé tous les recours juridiques, lance une offensive médiatique et politique pour que le gouvernement Trudeau annule leur renvoi.

« On ne renvoie pas une personne dans son pays s’il y a un risque substantiel de torture ! C’est la Cour suprême qui dit ça », tonne Stewart Istvanffy, rencontré dans son cabinet en plein coeur de Parc-Extension, à Montréal. Il rappelle que le Canada est signataire de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants des Nations unies.

Rajvinder Kaur et son mari Randhir Singh ont demandé l’asile à l’automne 2015. Plus tôt dans l’année, M. Singh, qui était responsable d’un temple sikh près de chez lui, en Inde, aurait été détenu pendant deux jours et sévèrement battu par la police locale. Il a raconté avoir offert le gîte à deux personnes, dont il ignorait qu’elles militaient pour le mouvement séparatiste Khalistan et qu’elles étaient recherchées par les autorités.

On ne renvoie pas une personne dans son pays s’il y a un risque substantiel de torture ! C’est la Cour suprême qui dit ça.

Traumatisé, M. Singh est allé se réfugier chez son frère dans un autre État. Sa femme ayant continué d’être intimidée chez elle par la police, ils ont pris la décision de fuir au Canada.

Leur demande d’asile a été rejetée en 2016, de même que l’appel l’année suivante, notamment parce que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a considéré que le couple avait la possibilité de vivre ailleurs en Inde étant donné que la menace semblait être locale, un avis qu’ils contestent.

Une première demande de résidence permanente pour motifs humanitaires a été rejetée en 2021 et une seconde, déposée plus tôt cette année, est toujours en cours. Cela ne protège toutefois pas le couple de l’expulsion. Un examen des risques avant renvoi, où les risques de persécution et de torture sont évalués, a statué en leur défaveur en 2021.

« On vit un immense stress »

Dans un petit local de la rue Jean-Talon, Rajvinder Kaur semble abattue et a le regard éteint. « On vit un immense stress », laisse-t-elle tomber, s’excusant d’avoir « perdu le sourire ». Sous la présence bienveillante de son interprète, elle trouve néanmoins l’énergie de raconter, photos à l’appui, sa vie des huit dernières années à Montréal : le bénévolat qu’elle a fait pour des organismes communautaires, y compris du porte-à-porte pour des partis politiques provinciaux et fédéraux.

« A-B-C-D…. un, deux, trois… » Rajvinder Kaur insiste pour montrer qu’elle connaît l’alphabet et compte en français, tout en admettant avoir été contrainte d’abandonner ses cours parce que « je suis malade », a-t-elle expliqué. Elle dit avoir dû prendre soin de son mari à qui on a diagnostiqué un choc post-traumatique.

Interrompant son interprète qui traduisait, Mme Kaur a demandé qu’il raconte en détail la tentative de suicide de son mari survenue le 22 juin dernier, alors qu’il venait d’apprendre que leur renvoi avait été fixé pour le 3 juillet. Devant elle, M. Singh aurait soudainement penché sa tête sur le rond allumé de la cuisinière, mettant le feu à son turban. « Il a dit que c’était mieux de mourir au Canada que de mourir en Inde aux mains des policiers. »

Là d’où elle vient, Mme Kaur a occupé, il y a 20 ans, la fonction de sarpanch, soit chef de village. Son franc-parler et son empressement à vouloir défendre ses villageois ne lui auraient pas fait que des amis au sein du corps policier.

Un dernier recours rejeté

 

Mardi matin, Me Istvanffy a reçu la décision de la Cour fédérale à une requête pour un sursis à une mesure de renvoi plaidée tout juste la veille : rejetée. C’était le dernier recours juridique. Le couple devra maintenant quitter le pays le 12 août prochain. « C’est clair que c’est un jugement qui a été préparé à l’avance », a soutenu l’avocat.

Dans sa plaidoirie, il avait notamment fait valoir qu’en renvoyant le couple en Inde, le Canada ne respectait pas ses obligations internationales en matière de droits de la personne. Il s’est aussi dit préoccupé que le tribunal fasse fi du risque « substantiel » de torture.

L’existence de nouvelles preuves a été portée à l’attention du juge, dont un affidavit venant du fils du couple a révélé que des raids de la police fédérale indienne (National Investigation Agency) avaient été menés à leur domicile plus tôt cette année.

Il [Randhir Singh] a dit que c’était mieux de mourir au Canada que de mourir en Inde aux mains des policiers

Dans une lettre que Le Devoir a pu consulter, un médecin du CLSC Côte-des-Neiges confirme le diagnostic d’État de stress post-traumatique (ESPT) de M. Singh. Il parle d’un homme stressé et fatigué, qui a des « ruminations anxieuses chroniques » et est « perturbé par des cauchemars de torture ». « Une déportation forcée vers l’Inde mènerait certainement à une détérioration plus grave de ses symptômes d’ESPT », a écrit le Dr Gilles de Margerie.

Dans sa décision, le juge de la Cour fédérale, Peter G. Pamel, a plutôt retenu que grâce à la médication, l’état de M. Singh s’était stabilisé et que la preuve n’avait pas été faite que des soins adéquats ne seraient pas accessibles en Inde. Il a également indiqué qu’exprimer des préoccupations à l’égard des risques de torture ne suffit pas, d’autant que ces derniers ont été déclarés non crédibles dans les décisions prises au préalable par les autorités canadiennes.

Enfin, le juge n’a pas été convaincu que le renvoi en Inde de ces deux personnes constituait un « dommage irréparable » et que « les demandeurs subiront un préjudice réel, certain et inévitable — non hypothétique et spéculatif — à leur vie ».

Bien qu’en profond désaccord avec le jugement, Stewart Istvanffy et son équipe ne ménageront pas leurs efforts pour attirer l’attention sur ce cas. « Rajvinder est pour moi une grande dame. On ne peut pas communiquer parce qu’on ne parle pas la même langue, mais je sens sa détermination », a dit l’avocat, qui veut répondre à la demande qu’elle lui a faite : se battre jusqu’au bout.

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