L’avenir des cabines téléphoniques ne tient plus qu’à un fil

Objets dont on ne se sert plus, pratiques oubliées, lieux d’un autre temps, extinction d’espèces, espaces mythiques et styles surannés : qu’est-ce qui a disparu autour de nous ? La série Disparition voyage au coeur des effacements dont nous n’avons eu que peu ou prou connaissance au fil du temps. Deuxième disparue : la cabine téléphonique.
Elles étaient là, debout dans les entrées de commerce, au coin des rues, dans les villages. La cabine téléphonique — symbole d’une modernité connectant de par le monde tout un chacun — a depuis été remplacée par les téléphones cellulaires. Portrait de cet artefact dont la survie ne tient plus qu’à un fil.
Richard Lapage raccroche le combiné noir. « Je viens de parler à mon comptable. » Il se confie dans la bouche de métro, l’un des rares lieux publics où l’on trouve encore ces objets du passé.
« J’ai un cellulaire, mais je n’ai pas de forfait au Québec », explique-t-il, en transit entre son Montréal natal et son Amérique du Sud d’adoption. « Il faut que ça reste ! C’est important pour les touristes. J’utilise le wifi quand je peux, mais pour appeler, je n’ai pas d’autres choix. Ça coûte cher Internet ici ! Et à 50 ¢ l’appel, gratuit dans les 1 800, c’est une aubaine ! »
Il n’y a peut-être plus que les touristes comme lui à utiliser ces appareils. Et aussi les mafieux, qui craignent d’être sur écoute, ou encore les plus démunis, qui ne peuvent se payer de cellulaire. Pourtant, ces téléphones publics formaient il y a tout juste deux décennies un objet crucial de nos conversations.
Ce déclin inexorable a précisément débuté dans les années 1997-1998, se souvient celle qui a été l’architecte de ce changement de paradigme, Louise Villeneuve, alors vice-présidente aux téléphones publics chez Bell.
« À cette époque, je me demande si on n’avait pas plus de téléphones publics qu’il y avait de boîtes postales de Postes Canada », s’interroge-t-elle en fouillant dans ses souvenirs pour Le Devoir. « Il y en avait partout ! Il y en avait au coin des rues, sur les places publiques, dans les commerces, il y en avait dans les aéroports. C’est là le plus payant. […] Il y en avait aussi dans le fin fond des bois sur chacune des réserves autochtones. »
La division des téléphones publics de Bell, « comme une compagnie à l’intérieur de la compagnie », ne se fait pas d’illusion. La déferlante des téléphones portatifs annonce la disparition des cabines publiques.
En 1995, Bell comptait un parc de 140 000 téléphones publics au Québec, selon Louise Villeneuve. En 2007, 90 000. En 2016, 45 000. Il n’en reste aujourd’hui que 6000, selon les données officielles de la compagnie bleu et blanc.
Un bon filon
L’argent coulait à flots lors de l’âge d’or des cabines téléphoniques. Dans les années 1980, Bell encaissait 325 000 $ par jour avec ce service, se souvient Walter Pearce, un employé de Bell de cette époque responsable des cabines entre 1979 et 1988. « Au début, on payait Brink’s pour qu’elle vienne chercher l’argent dans notre salle de comptes. Quand les autoroutes ont arrêté d’être payantes et que les 25 ¢ étaient moins utilisés, c’est Brink’s qui nous payait pour venir chercher nos 25 ¢. »
Le poids de toutes ces pièces de 25 ¢ encaissées par Bell allait jusqu’à déséquilibrer les comptes nationaux de jadis. « Si on retenait les pièces de monnaie dans nos voûtes et qu’on ne les envoyait pas de façon quotidienne à la banque, au bout de quatre jours, on aurait commencé au Canada à avoir une pénurie de certaines pièces de monnaie, dans les commerces, dans les banques, confirme Louise Villeneuve. On était obligés parfois d’envoyer des équipes de collecte jusqu’à trois fois par jour pour vider les téléphones publics. Tout ça, c’est vous dire l’importance du volume de pièces de monnaie qu’on pouvait manipuler à cette époque-là. »
Chaque cabine rapportait en moyenne 2500 $ par année en 1998 contre à peine 200 $ en 2021.
Graduellement, un par un, l’entreprise a retiré les téléphones publics pour ne garder que les plus rentables. Ne sont restés que ceux dans les lieux publics les plus achalandés : les bouches de métro, les aéroports, les rues passantes, les hot spots, pour parler la langue de Toronto. Ce calcul n’était pas anodin, car le coût d’un seul appareil montait à 5000 $ au début des années 2000.
Le vandalisme a accéléré cette chute, pointe Nicole Labrecque, directrice au service des téléphonistes chez Bell jusqu’à sa retraite dans les années 1990. « Ça a commencé tout d’un coup [au tournant des années 2000]. Ils brisaient les portes, faisaient des graffitis, partaient avec le combiné. Ils ont commencé par les annuaires. »
Bell a longtemps gardé plusieurs téléphones en place malgré une rentabilité en déclin. « Il y avait des villages éloignés où, loin de la route principale, on mettait une cabine éclairée même si ce n’était, pas si rentable », assure Walter Pearce. « On avait une responsabilité pour la sécurité en cas d’accident. »
La fin d’une icône
La gloire des cabines reposait aussi sur leur design ingénieux. Toute une gamme a vu le jour dans le deuxième partie du XXe siècle, allant des cabines « à l’auto » jusqu’à celles avec des sièges et une table en bois pour les longues discussions des gens d’affaires.
Les plus vieux se souviendront des cabines faites en bois. Dans les années 1940, elles sont peintes en rouge pour attirer l’attention.
Le modèle anglais, le plus célèbre d’entre tous, ne résiste pas non plus au rouleau compresseur de la modernité. Il ne reste qu’environ 5000 cabines en fonction en Grande-Bretagne.
De moins en moins branché
Son déclin est inéluctable, mais sa disparition, peu probable. « Il y a une partie de la population, celle qui est mal prise, qui n’a pas accès à un appareil téléphonique cellulaire ou autre. C’est un moyen de communication de dernier recours. Je pense que, pour ces raisons, Bell hésite à tirer la plug sur toute la business au complet. Et puis, de toute façon, je pense que le CRTC a son mot à dire et n’accepterait pas que ça se fasse », de conclure Louise Villeneuve.
Le CRTC stipulait en effet en 2015 que le retrait du dernier téléphone public d’un endroit public devait se faire seulement après avoir informé les « collectivités concernées », y compris les municipalités et les villages autochtones.
Une porte-parole de Bell précise que des téléphones subsisteront pour assurer un « service public », même si « dans certains cas, ils sont très (voire très, très) peu utilisés ».