Quelles infractions contre le bien-être animal sont répétées sur les fermes québécoises?

Croûtes de fumier sur les vaches, manque d’eau et de nourriture, cadavres en contact avec des animaux vivants… De nombreuses violations à la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal sont recensées sur des fermes québécoises chaque année — et des récidivistes se font parfois avertir à répétition avant de se faire sanctionner par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ).
Le Devoir a consulté 1024 pages provenant de 26 rapports d’infraction concernant le bien-être animal sur les fermes du Québec produits entre 2018 et 2022. Ces rapports — sans qu’ils établissent un portrait exhaustif de la situation — illustrent bien la gradation des mesures préconisée par le MAPAQ à l’endroit des contrevenants.
Certains exploitants ont reçu des rapports d’inspection du MAPAQ qui soulevaient, à répétition, d’importantes lacunes liées à la sécurité et au bien-être de leurs animaux avant de recevoir un rapport d’infraction général.
Même lorsque des inspecteurs ont observé une insalubrité des lieux, des animaux contraints de se coucher dans le fumier ou encore un état de chair inadéquat sur des vaches, ce sont des rapports d’inspection (ce qui équivaut à un avertissement) qui ont été remis aux exploitants plutôt qu’un rapport d’infraction.
« Le but premier d’une inspection, c’est d’amener le propriétaire ou le gardien des animaux à se conformer à la réglementation pour assurer leur bien-être et leur sécurité de manière durable. Les inspecteurs vont faire leur intervention et éduquer l’exploitant. Au travers des rapports d’inspection, ils vont formuler des recommandations », résume Émilie Pelletier, médecin vétérinaire et porte-parole au MAPAQ.
Une approche qui inquiète Me Alain Roy, professeur de droit animalier à l’Université de Montréal. « Pourquoi des manquements sont observés de façon répétitive ? Un seul manquement devrait suffire » pour qu’un rapport d’infraction soit produit, estime-t-il.
Une situation récurrente
L’an dernier, 40 rapports d’infraction général au bien-être des animaux de ferme ont été produits — un record depuis l’adoption, en 2015, de la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal.
Le 23 février 2022, la ferme laitière Edelweiss, située à Saint-Isidore, a reçu trois rapports d’infraction du MAPAQ. Ces rapports soulèvent notamment que des vaches boitent, qu’il y a « une grande accumulation de matières fécales » dans les aires de circulation et de repos d’une étable abritant 85 bovins et même la présence d’un « cadavre éventré d’une poule en contact [avec] des volailles vivantes ».
Les manquements de l’exploitant avaient pourtant déjà été signalés à de nombreuses reprises par le passé : quatre rapports d’inspection soulevant plusieurs de ces mêmes lacunes et un premier rapport d’infraction avaient déjà été rédigés lors des mois précédents. (Voir l’encadré 1 pour plus de détails.)
Le Devoir a contacté Gabriella Rempfler, la fille des propriétaires de la ferme familiale. Selon cette dernière, qui y travaille à temps plein, c’est la surcharge de travail qui expliquerait les différents manquements notés par les inspecteurs. Parfois, les inspections avaient eu lieu trop tôt et les travailleurs n’avaient pas eu la possibilité de commencer leurs tâches.
Ce genre de cas n’est pas isolé : les exploitants dont les dossiers ont été consultés par Le Devoir ont reçu, en moyenne, deux rapports d’inspection soulevant des lacunes avant de recevoir un rapport d’infraction. Bien que plusieurs aient été sanctionnés rapidement, dans six cas analysés par Le Devoir, trois rapports et plus ont été remis à l’exploitant avant la remise d’un rapport d’infraction.
La Ferme Pellerin, située dans la municipalité de Grand-Saint-Esprit, a elle aussi reçu de nombreux avertissements avant de recevoir une infraction. Le 24 avril 2017 au matin, un inspecteur du MAPAQ s’y rend et note que « quelques vaches présentent un état de chair inadéquat » et qu’une « vache moribonde » est couchée au sol.
Il faudra quatre visites supplémentaires durant lesquelles de nombreux manquements ont été consignés avant que la ferme ne reçoive un rapport d’infraction, en avril 2018.
Selon Yvon Pellerin, le propriétaire de la ferme, les délais de deux mois entre les inspections étaient trop courts pour qu’il soit en mesure de se soumettre aux corrections demandées. (Voir l’encadré 2 pour plus de détails.)
Sensibilisation
En matière de bien-être animal, l’approche du MAPAQ est davantage axée sur l’éducation et la sensibilisation que sur la répression. Il n’existe pas de lignes directrices précises concernant le nombre d’avertissements qu’un exploitant peut recevoir avant qu’un rapport d’infraction soit produit. « Chaque situation est unique, indique Émilie Pelletier, du MAPAQ. […] Selon les situations, le service d’inspection va agir de façon différente. »
Selon le Dr Jean-Yves Perreault, président de l’Association des médecins vétérinaires praticiens du Québec, cette méthode d’intervention a fait ses preuves.
« Je pense que c’est mieux d’avoir des mesures d’accompagnement que des mesures coercitives, fait-il valoir. En général, il va y avoir des recommandations à plusieurs reprises pour que l’éleveur se conforme. On va lui donner une chance parce que de manière générale, ça marche. » Le vétérinaire fait d’ailleurs remarquer que les cas relevés dans les rapports d’infraction sont des cas extrêmes et exceptionnels.
Mais selon la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux (SPCA) de Montréal, ce système manque de mordant et ne permet de sévir qu’à l’encontre d’une poignée de contrevenants. Car pour qu’un inspecteur en bien-être animal se déplace sur une ferme au Québec, une plainte doit être préalablement déposée, rappelle Me Sophie Gaillard, directrice générale par intérim et directrice de la défense des animaux et des affaires juridiques à la SPCA de Montréal.
« C’est très rare qu’on a des signalements ou des plaintes puisqu’une ferme, c’est des bâtiments fermés, souvent sans fenêtres. Les gens qui ont accès aux animaux de ferme, c’est l’exploitant agricole lui-même, le producteur, sa famille et ses employés, donc des gens qui ne sont pas nécessairement portés à dénoncer », explique-t-elle. La SPCA de Montréal souhaiterait que des visites systématiques soient effectuées sur toutes les exploitations agricoles du Québec par des inspecteurs en bien-être animal.
Conséquences variables
Malgré les rapports d’infraction du MAPAQ, les exploitants ne subissent véritablement les conséquences que lorsque leur dossier fait l’objet de procédures judiciaires — ce qui n’est pas chose garantie.
Une fois qu’un rapport d’infraction général est produit, le MAPAQ le transmet ensuite au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui est chargé de décider s’il convient d’engager des poursuites pénales.
Au sujet du poids que les avertissements répétés et les récidives de certains exploitants peuvent avoir dans la balance, la porte-parole du DPCP Audrey Roy-Cloutier est d’avis que ces éléments sont plus pertinents au moment de la présentation de leur défense devant les tribunaux.
« S’il y a eu des avertissements, ça va être difficile pour la personne d’invoquer qu’elle était de bonne foi. Nécessairement, elle savait qu’il y avait quelque chose à améliorer », réagit-elle.
Le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, André Lamontagne, n’a pas voulu accorder une entrevue au Devoir avant de connaître la teneur du reportage.
Demain : Une approche axée sur la coopération et l’éducation
Méthodologie
Le Devoir a déposé une demande d’accès à l’information pour obtenir les rapports d’infraction concernant le bien-être animal sur les fermes datés de 2018 à 2022. Initialement, le MAPAQ n’a transmis que 26 rapports sur les 135 rapports existants en raison d’une erreur administrative. Une partie des rapports d’infraction, notamment pour 2022, n’ont pu non plus nous être remis, car ils font encore l’objet de procédures judiciaires. Après plusieurs semaines d’échanges avec le MAPAQ, Le Devoir a décidé de centrer son analyse sur les 26 rapports obtenus, qui totalisent 1024 pages.
Le cas de la Ferme Edelweiss

Le 23 février 2022, trois rapports d’infraction ont été remis à la ferme laitière Edelweiss, située à Saint-Isidore. Ces rapports soulèvent notamment que des vaches boitent, qu’il y a « une grande accumulation de matières fécales » dans les aires de circulation et de repos d’une étable abritant 85 bovins, la présence de résidus de fumier dans l’eau mise à la disposition d’un veau nouveau-né et sa mère et même la présence d’un « cadavre éventré d’une poule en contact [avec] des volailles vivantes ».
Quatre rapports d’inspection soulevant de nombreuses lacunes et un rapport d’infraction avaient pourtant déjà été soumis lors des mois précédents (voir en photo).
Le 20 août 2021, soit six mois avant, un inspecteur se rend à la ferme laitière. Il constate déjà que la qualité de la nourriture offerte aux animaux est « douteuse » et que certaines vaches boitent. Un avis de non-conformité est remis.
Le mois suivant, un inspecteur note qu’il y a toujours une accumulation de fumier notable dans les parcs des animaux — problème qui avait fait l’objet d’une demande de correction. Une vache « gisant sur sol » est observée. Trois avis de non-conformité sont remis à l’exploitant.
Une amélioration de la propreté des lieux est notée lors de la visite suivante, au mois d’octobre. Une accumulation de fumier est toujours présente dans le poulailler et des mouches pullulent sur les veaux nouveau-nés. Quatre nouveaux avis de non-conformité sont remis.
C’est finalement en décembre que la Ferme Edelweiss reçoit un premier rapport d’infraction. « Plusieurs avertissements ont été remis durant des visites antérieures afin de corriger les non-conformités, et à ce jour, aucune amélioration », lit-on dans le rapport.
La ferme laitière reçoit ses trois nouveaux rapports d’infraction deux mois plus tard. « Les mesures prises par l’exploitant ne sont pas suffisantes pour corriger cette situation qui est récurrente », peut-on lire dans un rapport d’infraction remis six mois après la première inspection ayant soulevé des manquements à la loi.
Le Devoir a contacté Gabriella Rempfler, la fille des propriétaires de la ferme. Selon cette dernière, qui travaille à temps plein à la ferme familiale, c’est la surcharge de travail qui expliquerait les différents manquements notés par les inspecteurs. Parfois, les inspections avaient eu lieu trop tôt et les travailleurs n’avaient pas eu la possibilité de commencer leurs tâches.
« C’est comme si quand ils arrivent [pour faire l’inspection] à 9 h, il fallait que tout soit fait. Mais moi aussi, [je commence à travailler] à 9 h », déplore-t-elle. Elle assure que les différentes tâches d’entretien sont effectuées au cours de la journée.
« Ça peut arriver durant l’année qu’on prenne un peu de retard, mais de là à donner un rapport d’infraction, c’est exagéré », soutient-elle.
Mme Rempfler assure toutefois que de nombreuses procédures ont été revues depuis les infractions et les interventions du MAPAQ. Le personnel taille les onglons des vaches plus régulièrement et veille à ne pas laisser le fumier s’accumuler, par exemple.
Le cas de la Ferme Pellerin

Le 24 avril 2017 au matin, un inspecteur du MAPAQ se rend à la Ferme Pellerin, située dans la municipalité de Grand-Saint-Esprit. Il note que « quelques vaches présentent un état de chair inadéquat » et qu’une « vache moribonde » est couchée au sol. La vache doit être euthanasiée l’après-midi même. Un avis de non-conformité au règlement sur les aliments est remis.
L’inspecteur retourne à la ferme deux mois et demi plus tard. « L’état général des lieux ne s’est pas amélioré depuis ma dernière visite », écrit-il dans un nouveau rapport. Bien que quelques consignes aient été corrigées depuis le dernier avertissement, les vaches présentent toujours un état de chair inadéquat.
Une nouvelle visite a lieu deux mois plus tard, au mois de septembre. De nombreuses lacunes sur le plan de l’hygiène et de la salubrité sont notées à nouveau, en plus de la présence d’une taure morte parmi les bovins.
« Les bovins beuglent de façon excessive pendant notre visite. Ils semblent affamés », peut-on lire dans ce troisième rapport. Un deuxième avis de non-conformité est remis à l’exploitant, cette fois, en vertu de la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal.
Malgré les trois visites, de nouvelles lacunes sont relevées au mois de novembre, deux mois plus tard. Puis, le 26 février 2018, lors de la cinquième visite, un nouveau rapport note « une légère amélioration au niveau de l’état de chair des bovins depuis la visite de novembre. Par contre, il y a encore certains animaux qui sont maigres. Le manque d’eau et de nourriture explique cette maigreur ».
Un rapport d’expertise vétérinaire daté de la même journée note qu’il s’agit d’un « cas de cruauté animale par négligence entraînant la famine ».
Ce n’est finalement que le 10 avril 2018 — presque un an après la visite d’inspection initiale — que la Ferme Pellerin reçoit un rapport d’infraction général. « L’historique du dossier démontre le caractère répétitif, prévisible et le défaut d’avoir respecté les recommandations ou avertissements visant à la prévenir », peut-on y lire.
Le rapport note également que « les taures et les génisses attachées dans les entre-deux se trouvent directement sur un sol de béton recouvert de fumier. Celles-ci ont d’ailleurs les pattes, les flancs et le ventre souillés de matière fécale [voir en photo] ».
Un constat d’infraction a été remis à la ferme après que le DPCP a analysé le dossier. L’amende minimale prévue au dossier était de 5000 $.
Le Devoir a contacté Yvon Pellerin, le propriétaire de la ferme en question. Ce dernier estime que les délais de deux mois entre les inspections étaient trop courts pour qu’il soit en mesure de se soumettre aux corrections demandées.
« On en a beaucoup à faire. Oui, ça fait quatre-cinq fois [qu’un inspecteur visite la ferme] à un intervalle d’à peu près deux mois, ça fait que le temps passe vite. Comme on n’arrive pas à faire tout ce qu’on a à faire, le temps passe et ça s’accumule. C’est comme ça », répond-il.
M. Pellerin a décidé de régler le constat d’infraction en payant l’amende. Il atteste que ce n’est pas par manque de volonté que les différentes infractions ont été commises, mais bien par manque de temps et par surcharge de travail. La situation des animaux de sa ferme s’est toutefois améliorée depuis le constat datant de 2018, assure-t-il.