Une femme pénalisée par l’aide sociale en raison de sa prostitution

Le Tribunal administratif du Québec (TAQ) a condamné une femme à rembourser des prestations d’aide sociale parce qu’elle a omis de déclarer des « revenus de travail » obtenus en se prostituant. Une pratique qui va à l’encontre des recommandations de la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs — et de la loi fédérale —, soutiennent des experts.
Les faits remontent à 2015. Le ministère de la Solidarité sociale décide alors d’enquêter sur la situation de cette femme à la suite d’une dénonciation anonyme. La personne à l’origine de la démarche alléguait que la dame gagnait 2000 $ par semaine depuis plusieurs mois dans un salon de massage.
Au terme de son enquête, le ministère réclame à la femme 2874,25 $ — l’équivalent de trois mois de prestations — ainsi que 100 $ pour « fausse déclaration ». La dame porte alors la décision en appel devant le TAQ, lequel a finalement tranché l’affaire en mars 2023.
Devant le tribunal, la femme a confirmé qu’elle gagnait 2000 $ par semaine dans un salon de massage. Elle a toutefois affirmé qu’elle remettait l’« ensemble de ses revenus » à son proxénète. En échange, ce dernier lui payait « ses cigarettes, son cannabis, son alcool » ainsi quele loyer. La preuve indiquait en outre qu’elle avait un enfant à sa charge et recevait des allocations familiales.
Elle a fait valoir qu’elle n’avait « pas pu profiter » de l’argent issu de son travail et qu’il ne pouvait pas dès lors être considéré comme un revenu d’emploi. Le ministère, lui, a fait valoir que ces revenus, « même gagnés illégalement », devaient être comptabilisés.
En violation de la loi fédérale ?
La loi qui encadre l’aide sociale au Québec, la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles, stipule que, pour avoir accès à l’aide financière, une personne doit démontrer au gouvernement que ses ressources sont inférieures au montant nécessaire pour subvenir à ses besoins.
Or, la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs, créée par le gouvernement Legault, avait recommandé en 2020 la révision des dossiers d’aide sociale des personnes exploitées sexuellement qui ont fait l’objet d’une enquête en raison de gains provenant de la prostitution et, le cas échéant, l’effacement des remboursements et des intérêts réclamés.
Aux yeux de Martin Gallié, professeur de droit social à l’Université du Québec à Montréal, la décision du TAQ est carrément choquante. « C’est quand même un peu caractéristique de l’hypocrisie, voire du cynisme, dont peuvent faire preuve l’État et le système judiciaire… Quelle est la faute de la prestataire s’il s’avère — comme elle l’a affirmé au tribunal sans être contredite — qu’elle a versé toutes les sommes perçues à son proxénète ? »
« On parle d’une personne qui est considérée comme une victime par la loi canadienne, qui dit que la prostitution est une atteinte grave à la dignité humaine », souligne-t-il en citant les modifications apportées au Code criminel en 2014 par la loi fédérale C-36 afin de protéger les victimes d’exploitation sexuelle.
« Comment le ministère espère-t-il qu’elle rembourse les sommes ? C’est une violation claire de l’objectif de la loi, qui vise à aider à sortir de la prostitution », lance-t-il. En procédant ainsi, le gouvernement risque même de l’inciter à continuer à se prostituer afin de rembourser les sommes réclamées, croit-il d’ailleurs.
Le Devoir n’a pas été en mesure de retrouver la femme pour s’enquérir des conséquences de la décision du TAQ sur sa situation.
Pas un cas unique
Chose certaine, il ne s’agit pas d’un cas isolé, selon le professeur Gallié.
En 2019, lui et l’autrice Martine B. Côté avaient mené une étude sur les prostituées qui reçoivent des réclamations de l’aide sociale pour revenus non déclarés. Ils avaient alors recensé 26 cas, dans lesquels le ministère de la Solidarité sociale avait réclamé entre 1100 $ et 84 000 $. Ils en concluaient que ces demandes de recouvrement pouvaient nuire aux efforts des femmes cherchant à sortir de la prostitution, voire encourager certaines à y retourner.
Selon une recherche menée par la criminologue Maria Mourani, l’aide sociale constitue une source de revenus pour environ la moitié des femmes qui évoluent dans l’industrie du sexe ou qui en sont sorties.
Ginette Massé, la directrice de la Maison de Marthe, un organisme qui vient en aide aux femmes qui ont vécu de la prostitution, estime que le gouvernement n’a pas sévi contre la bonne personne dans cette affaire : « C’est le proxénète qui aurait dû être poursuivi. Pas la femme qui se débat pour se libérer de son emprise. »
Une version précédente de ce texte, qui indiquait que la décision a été prise par le Tribunal administratif du travail, a été corrigée.