On est huit millions, faut se parquer

Le Québec, ce n’est ni un pays ni l’hiver : le Québec, c’est un grand stationnement. Comme le reste de l’Amérique du Nord, quoi.

Des estimations viennent de comptabiliser six places de stationnement en moyenne par voiture aux États-Unis, avec un record de 30 places par véhicule à Houston. Au total, il y aurait donc plus de 2 milliards de cases made in USA, l’équivalent des États du Vermont et du Connecticut réunis.

En appliquant ici cette règle de six places — il y a environ cinq millions de voitures à parquer —, on en serait donc à un gigaparking de 30 millions de places au Québec, où, comme partout dans le monde, les beaux chars passent 95 % de leur temps à l’arrêt. À trois espaces par auto, selon une estimation prudente, on arrive tout de même à un total global minimal de 15 millions d’emplacements asphaltés.

Le Conseil régional de l’environnement de Montréal (CREM) a fait les comptes précis pour cette ville (et pas pour toute l’île). L’étude, diffusée en mars, arrive au total d’environ un million de places, une moitié sur rue et une autre moitié hors rue. Chacun de ces espaces occupe en moyenne 32,5 m2, pour un grand tout combiné d’au moins 22 km2 réservés aux autos arrêtées, soit l’équivalent des arrondissements du Plateau-Mont-Royal et de Rosemont–La Petite-Patrie.

Ce dernier arrondissement compterait environ 35 000 places sur le domaine public, dont près de 1100 avec parcomètres, selon les données fournies par sa division des communications. Les vignettes ont rapporté 620 500 $ en 2022. Une nouvelle grille tarifaire basée sur le type de véhicule et sa masse nette (plutôt que sur la cylindrée) entrera en vigueur en juillet.

Là comme ailleurs, les voitures sont en demande croissante d’espace puisqu’elles sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus grandes. Les véhicules en circulation à la recherche d’une place composent jusqu’à 30 % de la circulation dans certaines parties des grandes villes.

Le continent bitumé cache mille et un problèmes d’aménagement. « Un paquet de nos problèmes urbains sont toujours reliés aux places pour stocker les voitures individuelles », commente Christian Savard, directeur général de Vivre en ville, organisme de défense des meilleures pratiques d’urbanisme. « On veut faire des voies cyclables ? On ne peut pas parce qu’on veut garder du stationnement sur rue. On veut verdir nos villes pour les rafraîchir ? On ne peut pas enlever les places pour stocker les autos. Et pourquoi nos banlieues ne sont pas belles ? Parce qu’on a établi le parking en roi et maître partout. »

Un autre exemple : Communauto se plaint que les longueurs administratives dans l’approbation de nouvelles places pour garer ses véhicules ralentissent l’expansion de ses services. Les voitures partagées, en déplacements fréquents, sont donc freinées par les autos privées qui, elles, ne bougent presque pas.

M. Savard raconte avoir choisi sa profession d’urbaniste en prenant conscience de la mocheté de l’aménagement d’un centre commercial à Saint-Hubert (ville maintenant intégrée à Longueuil), sur la Rive-Sud. « Je trouvais ça terriblement laid et j’ai décidé de lutter contre ce genre d’horreur. » Il avait 10 ans…

Une très dispendieuse gratuité

Les espaces publics restent très majoritairement occupés gratuitement ou à faible coût par les véhicules stationnés. Le professeur californien Donald Shoup (The High Cost of Free Parking, 2015) a évalué que le manque à gagner par la gratuité des places aux États-Unis était de 233 à 718 milliards $US en 2017. Le CREM estime que le soutien à l’auto assumé collectivement par le stationnement sur rue gratuit est de l’ordre d’un demi-milliard par année à Montréal seulement.

Dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, le prix d’une vignette varie selon la période de validité et le type de véhicule. Elle coûte entre 88,53 $ (pour une auto électrique) et 297,79 $ pour les grosses cylindrées. Faire dormir un véhicule à longueur d’année, ou presque, coûte donc à son propriétaire l’équivalent d’une nuitée dans un hôtel du centre-ville. À Montréal, environ 5 % seulement des places exigent des vignettes et un autre 5 % des parcomètres. Ce qui fait que 90 % des places de stationnement sont offertes.

« Le potentiel de construction et de nouveaux revenus est énorme pour la ville », explique Blaise Rémillard, responsable de la mobilité et de l’urbanisme au CREM. Il précise que dans les quartiers centraux, 30 % des habitants n’ont pas de voiture, et 30 % stationnent leur auto sur leur terrain privé. « C’est donc une minorité qui bénéficie de l’espace public, et à coût minime. En fait, si la Ville voulait fournir un service de stationnement à toutes les voitures, elle ne le pourrait pas : les rues sont pleines. C’est donc une subvention excessive qui ne bénéficie qu’à une minorité. »

Au Québec comme partout en Amérique du Nord, les règles et lois soutiennent souvent cette privatisation de l’espace public, ou tout simplement le développement de nouvelles places pour les autos. Des données américaines montrent que les voitures ont parfois droit à deux fois plus d’espace que les employés sur les lieux de travail.

La construction de garages liés aux tours d’habitation peut ajouter jusqu’à 25 % au coût des logements, des frais répartis sur tous les copropriétaires, qu’ils possèdent une voiture ou pas. Ainsi, le projet Royalmount, en construction au centre de l’île de Montréal, répond laconiquement aux demandes du Devoir que l’aménagement prévoit d’appliquer la réglementation municipale de Mont-Royal. Il y aura donc au minimum une case par 43 mètres carrés de surface locative, et au maximum une place par 35 mètres carrés d’appartement. À ce dernier compte, chaque voiture aura peu près autant d’espace que chacun des résidents.

Des exemples à suivre

Cela dit, des efforts notables existent pour diversifier l’usage des espaces en bordure de rue. Le porte-parole de la Ville de Montréal cite des cas concrets des dernières années : « La sécurisation des intersections et des abords des écoles, le déploiement du Réseau express vélo (REV), l’implantation de voies réservées pour autobus, l’octroi de permis pour l’installation de cafés terrasses et de placottoirs, le verdissement, et l’installation d’espaces de stationnement pour vélos et de stations de vélopartage (Bixi) », écrit au Devoir le relationniste Hugo Bourgoin.

Le Plan d’urbanisme de Montréal limite l’offre de stationnements dans l’arrondissement de Ville-Marie. L’arrondissement du Plateau interdit l’aménagement de nouvelles places à l’arrière des maisons depuis le tournant de la décennie.

Dans son Livre blanc de la mobilité de mars 2023, le Conseil régional de l’environnement propose une requalification d’une partie des stationnements, une nouvelle tarification et de nouveaux règlements pour ces espaces occupés par les véhicules arrêtés. Le Conseil recommande de graduellement rendre payant tout le stationnement sur rue sur l’île de Montréal d’ici 2035, selon le simple principe de l’utilisateur-payeur de ces espaces publics. Montréal comptait 17 300 places tarifées sur rue en 2016, et 6300 autres hors rue en 2022.

« Il faut tarifer adéquatement les stationnements avec des parcomètres, des vignettes, ou par écofiscalité en taxant les surfaces artificialisées pour couvrir minimalement les coûts réels de ces espaces, dit M. Savard de Vivre en ville. On abuse de tout ce qui est gratuit. »

Le CREM encourage aussi la transformation de ces espaces minéralisés de manière écoresponsable, soit en les éliminant, soit en les aménagements autrement, ou en les verdissant et en partageant l’usage pour les piétons et les cyclistes. « Il y a plein d’endroits où il y a trop de stationnements, ou bien juste assez, mais pour des occupations très ponctuelles, dit M. Rémillard. On ne fait pas de greenwashing. La démarche est cohérente : on veut réduire les cases, diminuer les déplacements en auto et à la fin, avoir un aménagement responsable. »

De son aveu, l’aréna Rodrigue-Gilbert à Pointe-aux-Trembles constitue l’exemple récent (2018) le plus réussi, avec une attestation de Stationnement écoresponsable. Une entente avec une école voisine a permis de partager les espaces et de réduire de 40 % les cases de stationnement au profit de la construction d’une nouvelle maison des jeunes. Le résultat compte 20 % d’espaces verts supplémentaires, une cinquantaine d’arbres, du mobilier sécuritaire pour les piétons et les cyclistes, des places préférentielles pour les véhicules électriques, un revêtement de sol perméable, etc.

Les architectes de Groupe Rousseau Lefevre ont même créé des perspectives en oblique qui rappellent les coups de patin de l’aréna. Le résultat fait son effet. « Beaucoup d’entreprises investissent dans leur hall d’entrée en négligeant le parcours pour arriver au bâtiment », note M. Rémillard. M. Savard, lui, avait compris ça à 10 ans…

Full YUL

L’aéroport Pierre-Elliot-Trudeau (YUL) est un des fiefs surgonflés de l’empire du char en expansion mondiale depuis un siècle, mais surtout depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Les stationnements intérieurs, étagés et extérieurs autour de l’aérogare proposent 11 500 places réparties dans une douzaine de parcs, dont environ 3200 sont réservées aux employées. Elles sont occupées en moyenne aux deux tiers, et en totalité en périodes de pointe des vacances (relâche, fin d’année, etc.).

La direction d’Aéroport de Montréal (ADM) balaie l’idée que son mégastationnement de YUL est l’un des plus grands du monde en rappelant que les comparaisons sont souvent faites avec des terminaux uniques de complexes aéroportuaires en comptant plusieurs. Un exemple : le Detroit-McNamara Terminal propose le même nombre de stationnements que Montréal, mais il jouxte d’autres terminaux qui ont leurs propres grands parcs à voitures.

« Nous tenons également à rappeler qu’il n’y a que deux aéroports internationaux au Québec, écrit au Devoir Éric Forest, conseiller en communications de l’aéroport. YUL couvre un territoire géographique très large et accueille donc des passagers qui viennent de Trois-Rivières, Drummondville, Sherbrooke, pour qui la voiture demeure un des seuls moyens de se déplacer vers l’aéroport. »

On ne peut évidemment pas éliminer ni même limiter les stationnements tant que les solutions de transport en commun n’existent pas. La ligne 747 de la STM a été mise en service en 2009 pour relier le centre-ville de Montréal. Le Réseau express métropolitain (REM) bientôt inauguré offrira bientôt une solution de rechange aux dizaines de milliers de voyageurs et d’employés. ADM parle d’une mise en service du lien vers l’aérogare pour 2027 seulement, soit 60 ans après l’inauguration du métro de Montréal, et encore, si on y arrive et par un long détour par le nord de l’île.

« L’ouverture de la station du REM à YUL sera sans aucun doute l’une des mesures phares, mais elle ne peut répondre aux besoins de tous les utilisateurs, alors qu’une partie de la clientèle provient des régions plus éloignées du Québec, de l’Est ontarien et du nord-est des États-Unis, écrit au Devoir Éric Forest, conseiller en communications de l’aéroport. […] ADM réévaluera bien évidemment l’utilisation de ses stationnements avec l’ouverture de la station du REM. »

Il ajoute que le vieux stationnement étagé de l’aérogare sera démoli dans les prochaines années. Il sera remplacé par des débarcadères plus fluides. ADM prévoit accueillir 25 millions de passagers à YUL en 2028, et 35 millions en 2050.

SB


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