Traduire son mémoire de maîtrise en bulgare pour son père

Photo: Mike Carroccetto Le Devoir Bien qu’elle soit née à Toronto, Anna Pellerin Petrova a appris deux langues à la maison: le français, parlé par sa mère, et le bulgare, qu’utilise exclusivement son père. La blouse qu’elle porte sur cette photo a d’ailleurs été achetée en Bulgarie par son père, comme cadeau à sa mère.

Peut-on perdre sa langue maternelle ? Pour de nombreux enfants issus de l’immigration au Québec, le français prend le dessus dans leur quotidien, jusqu’à faire d’eux des bilingues passifs — c’est-à-dire qu’ils peuvent comprendre la langue de leurs parents sans être capables de la parler. Le Devoir vous présente les portraits de Québécois qui ont voulu se la réapproprier. Aujourd’hui : le parcours d’Anna Pellerin Petrova, d’origine bulgare.

En 2019, Anna Pellerin Petrova a obtenu sa maîtrise en littérature et culture du monde de l’Université d’Ottawa. La jeune étudiante tenait enfin son mémoire d’une soixantaine de pages entre ses mains.

Malgré tous les efforts déjà investis dans ce projet, Anna a décidé de se lancer un défi supplémentaire : traduire son mémoire en bulgare, l’une de ses langues maternelles — et la seule avec laquelle elle peut communiquer avec son père, Jordan.

Bien qu’elle soit née à Toronto, Anna a appris deux langues à la maison : le français, parlé par sa mère, et le bulgare, qu’utilise exclusivement son père. Comme elle passait beaucoup de temps à la maison avec lui avant d’intégrer l’école, sa maîtrise du bulgare était même supérieure à celle du français.

« Mais ça a complètement changé à la seconde où j’ai intégré le système d’éducation en français », relate-t-elle dans un entretien avec Le Devoir. Bien qu’elle parle encore relativement bien le bulgare, elle constate que le français a forcément pris le dessus au fil des années. La jeune femme de 27 ans doit maintenant faire des efforts « monstrueux » au quotidien pour ne pas le perdre davantage.

« J’essaie de garder la langue vivante parce que, depuis que je n’habite plus chez mes parents, je n’ai plus l’occasion de la pratiquer tous les jours », explique-t-elle.

C’est aussi la raison pour laquelle elle a voulu s’attaquer à la traduction de son mémoire de maîtrise, il y a quelques années. L’ouvrage, d’abord rédigé en français, porte sur le cinéma postcommuniste bulgare.

« J’ai décidé de le traduire pour que mon père puisse être capable de le lire et de le partager avec sa famille. On a même collaboré pour le faire », raconte-t-elle. Deux mois ont été nécessaires pour achever la traduction.

Petits efforts quotidiens

 

Depuis qu’elle a quitté le nid familial, il y a six ans, Anna s’efforce de se réserver des moments pour pratiquer le bulgare dans sa routine quotidienne. « J’essaie de lire de petits livres et d’écouter les nouvelles en bulgare, mais c’est un défi », admet-elle.

« J’essaie de regarder des films en bulgare, mais ce n’est pas évident d’en trouver. Quand il y a des festivals de films internationaux et qu’il y en a en bulgare, j’y vais même si le film ne m’intéresse pas nécessairement », confie-t-elle.

Pourquoi déployer autant d’ « efforts » pour ne pas perdre sa langue maternelle ? Pour Anna, la réponse est évidente : pour entretenir les liens avec son père. « Sinon, je ne pourrais pas lui parler, et je veux être capable de lui parler de toutes sortes de choses ; débattre avec lui sur des sujets comme la politique, la philosophie ou la science. Je veux avoir tout ce vocabulaire-là. »

Puis, il y a aussi la question identitaire. Celle qui a notamment fréquenté l’école bulgare toutes les fins de semaine jusqu’à l’âge de 10 ans, et qui passait presque chaque été en Bulgarie, se sent intimement liée à la culture. « Plus je vieillis, plus je réalise que je ne me sens pas tout à fait Canadienne, pas tout à fait Québécoise. Le bulgare est une grosse partie de mon identité. »

« Même si mon père n’était plus là, je voudrais quand même garder cette partie de mon identité et aussi la transmettre à mes enfants, quand j’en aurai », conclut-elle.

Ce texte est publié via notre section Perspectives.



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