La misère dorée derrière la transition verte

À Québec, « le tramway va pérenniser les inégalités en faisant grimper les valeurs foncières en Haute-Ville, là où elles sont déjà très élevées », indique Louis-Pierre Beaudry. Sur la photo, le quartier Limoilou
Photo: Francis Vachon Le Devoir À Québec, « le tramway va pérenniser les inégalités en faisant grimper les valeurs foncières en Haute-Ville, là où elles sont déjà très élevées », indique Louis-Pierre Beaudry. Sur la photo, le quartier Limoilou

L’adaptation aux changements climatiques est en marche et de plus en plus visible dans la trame urbaine : elle sème des arbres, réaménage des places publiques, plante de nouveaux modes de transport dans les quartiers pour offrir un florilège de mobilité à la population. Cette transition verte cache-t-elle une misère dorée ? L’avènement de la ville durable et écologique a beau relever des meilleures intentions, elle pourrait aussi avoir l’effet pervers d’accentuer les inégalités.

« C’est un risque qui n’est pas encore assez abordé », croit Sophie Van Neste, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en action climatique urbaine affiliée à l’Institut national de recherche scientifique (INRS).

« Les politiques mises de l’avant pour devenir plus écologique et soutenable, poursuit la professeure, pourraient aussi creuser les fossés socioéconomiques déjà présents sur le territoire. Par exemple, le verdissement et la plantation d’aménagement végétalisé, cela peut réduire la chaleur et nous aider à mieux gérer les pluies, mais cela peut aussi engendrer de l’éco-embourgeoisement. »

Nathan McClintock, professeur en études urbaines de l’INRS et codirecteur du Laboratoire Villes Voix Visions, évoque plutôt une « gentrification verte ».

« La construction d’infrastructures qui mènent au développement durable et au verdissement peut recréer une certaine inégalité, dit-il. Cela peut contribuer, par exemple, à la hausse des loyers ou de la valeur des propriétés. »

Le tramway projeté à Québec obéit à cette même logique. Il sillonnera la Haute-Ville, déjà le secteur le mieux desservi en transport collectif, avant de descendre la falaise et de filer vers l’est pour traverser le quartier Maizerets et finir sa course à d’Estimauville, un secteur en pleine revitalisation.

« Le tramway va pérenniser les inégalités en faisant grimper les valeurs foncières en Haute-Ville, là où elles sont déjà très élevées », indique Louis-Pierre Beaudry, professeur de sociologie au cégep de Limoilou et ancien doctorant spécialisé dans les dynamiques d’embourgeoisement et de paupérisation du territoire.

L’avènement du tramway « changera aussi complètement le visage de Maizerets », ajoute le professeur. Dans ce secteur, en 2016, le quart de la population n’avait aucun diplôme et plus de la moitié des ménages déclaraient un revenu brut inférieur à 40 000 $.

« Ce quartier-là va vivre un petit cataclysme, analyse Louis-Pierre Beaudry. Le rôle de la Ville, ce sera de s’assurer de construire du logement social dans ce secteur-là pour assurer une certaine mixité sociale et tempérer l’embourgeoisement à venir. »

La conversion d’une friche industrielle de Lachine-Est en écoquartier est symptomatique de la même problématique, aux yeux de la professeure Sophie Van Neste. « La Ville de Montréal a une super belle ambition de faire un quartier adapté et carboneutre, explique-t-elle. Pendant ce temps, par contre, les secteurs périphériques comme les quartiers Saint-Pierre et Duff Court, déjà dévitalisés et en carence de services, ne reçoivent pas du tout les mêmes attentions — même si les besoins y sont plus grands. »

Ces deux quartiers abritent là aussi une population largement immigrante où la moitié des adultes n’ont aucun diplôme ou seulement une cinquième année de secondaire, selon le portrait sociodémographique de Lachine publié en 2016. La Ville inscrit l’arrivée de cet écoquartier « dans la transition écologique », mais plusieurs craignent qu’une « enclave de riches » vienne prendre racine au milieu de la pauvreté qui l’environne.

« Dans nos villes aux prises avec une rareté de la qualité, les riches s’installent où ils veulent, les pauvres s’installent où ils peuvent, souligne Louis-Pierre Beaudry. Si une ville améliore localement un quartier en silo, elle va attirer des gens fortunés et chasser des gens moins nantis vers d’autres secteurs. La seule façon de ne pas laisser des quartiers défavorisés derrière, c’est d’aménager des améliorations partout en même temps. »

Les politiques publiques tendent pourtant à favoriser les populations plus aisées. Les quartiers mieux nantis sont aussi, souvent, les mieux servis en termes d’aménagement. À Québec, les quartiers centraux se valorisent depuis plusieurs années, ce qui repousse la pauvreté dans les banlieues de la première couronne comme Duberger et Vanier. Les services suivent la richesse : ils se concentrent au coeur de la ville sans s’approcher de la périphérie.

Par exemple, Communauto et àVélo, le service de bicyclettes partagées de Québec, s’arrêtent à la frontière de Vanier, un quartier enclavé entre deux autoroutes et autant de boulevards où le transport collectif circule moins fréquemment qu’en Haute-Ville et où l’indice de canopée, déjà un des plus faibles de la capitale, a crû de seulement 1 point de pourcentage entre 2015 et 2020.

« Un quartier comme Vanier est complètement laissé à l’abandon depuis un bout, déplore Louis-Pierre Beaudry. Il y a déjà eu des arbres le long de sa principale artère commerciale, mais ils ont été coupés pour accommoder la circulation automobile. Depuis, c’est un désert, un vaste îlot de chaleur. »

« Les investissements misent rarement sur les quartiers les plus nécessiteux, explique Sophie Van Neste. Pourtant, si nous améliorons l’accès aux services, nous améliorons aussi l’adaptation aux changements climatiques. La transition verte représente une opportunité d’améliorer la qualité de vie des milieux défavorisés, mais il y a tout un raisonnement à revirer de bord pour que les politiques publiques appliquent une logique de réparation, une logique de redressement, à l’égard des quartiers moins nantis. »



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