Serons-nous vraiment 100 millions de Canadiens en 2100?
La cible de 100 millions de personnes au pays en 2100 a récemment fait la une de plusieurs journaux, et les réactions ont fusé dans plusieurs arènes sociales et politiques. Que ce nombre soit un objectif intentionnel ou non, il demeure un scénario qui n’est pas invraisemblable selon plusieurs démographes consultés par Le Devoir.
La population du pays était en effet déjà sur une trajectoire qui pourrait mener à 100 millions avant même les « cibles records » d’immigration annoncées par le gouvernement fédéral depuis 2022 et avant l’émergence du groupe de pression appelé « Initiative du siècle », montrent ces experts. Le déclin du poids démographique du Québec n’est pas non plus un élément nouveau puisqu’il a commencé il y a plusieurs décennies.
C’est d’abord le groupe de pression qui a recommandé ce but dès 2016. Il a été remis à l’avant-plan après que le Journal de Montréal en a récemment fait un dossier. Le ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, a pris ses distances de ce groupe de pression la semaine dernière, tout en refusant de réviser les niveaux d’immigration à la baisse. À l’Assemblée nationale, une motion a été adoptée pour déclarer l’accueil de 500 000 immigrants par année d’ici 2025 comme « incompatible avec la protection de la langue française au Québec ».
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Balado | L’Initiative du siècle, ou la polémique vue par des démographesOr, nul besoin d’une « hausse radicale » des seuils d’immigration, comme l’écrivaient plusieurs médias, pour que la population du Canada atteigne 100 millions sur cet horizon. Dans les années prépandémiques (2018 et 2019), il y avait de 320 000 à 340 000 immigrants permanents au pays. « On parle d’un taux de croissance de la population d’environ 1,6 % », a calculé le démographe Alain Bélanger, professeur à l’Institut national de la recherche scientifique. Si l’on projette ce même taux jusqu’en 2100, on atteint 130 millions de personnes en 2100.
« On peut croire ou pas, souhaiter ou non cette démographie, mais c’est clair, on est dans des taux qui nous mènent à 100 millions ou plus d’habitants au Canada, même avant la pandémie et les cibles records du fédéral », remarque M. Bélanger.
Chez Statistique Canada, le directeur du Centre de démographie, Laurent Martel, est d’accord que ce nombre est vraisemblable selon certains scénarios futurs. L’agence gouvernementale ne fait pas de projections sur plus de 50 ans, mais elle a récemment publié plusieurs hypothèses.
« Dans un scénario de croissance forte, on s’approche en 2071 des 80 millions. Si on avait projeté un peu plus loin, on serait sur une trajectoire qui nous rapprochait des 100 millions en 2100 », confirme M. Martel. Cette trajectoire suppose aussi une fécondité plus haute qu’actuellement, alors que la tendance est plutôt à la baisse.
« Personne n’a de boule de cristal, c’est plutôt un faisceau de possibilités pour l’avenir », expose-t-il.
Un autre scénario examiné par Statistique Canada, une croissance moyenne d’un taux d’immigration de 0,8 %, amène plutôt la population à environ 56 millions en 2071. Elle serait donc inférieure à 100 millions en 2100, mais sans un énorme fossé, explique M. Martel, qui évite d’avancer un chiffre plus précis.
« Un taux d’immigration moyen de 0,8 % [celui utilisé dans le scénario moyen] reflète davantage les 30 dernières années », poursuit-il. Ces exemples donnent une idée de « l’ordre de grandeur » et « des efforts significatifs » pour atteindre une population de 100 millions.
Ce qui n’est pas nouveau
Plusieurs commentateurs se sont indignés que le Canada veuille « noyer » le Québec. L’idée que notre poids démographique décline comparativement au reste du pays est cependant loin d’être nouvelle. La tendance existe depuis les années 1980, selon ce que Le Devoir a calculé :la province reçoit chaque année, depuis 40 ans, moins que son poids au sein du Canada en matière de nouveaux arrivants, soit entre 15 à 20 %.
Elle a aussi un autre corollaire. La proportion des personnes nées à l’étranger est d’ailleurs inférieure de plusieurs points de pourcentage au reste du pays : 15 % des Québécois contre 22 % des Canadiens sont nés à l’étranger, selon Statistique Canada.
Pourquoi, alors, ce débat ressurgit-il comme s’il s’agissait d’une nouvelle situation ? Pour le démographe Victor Piché, « ce genre de simulations sert à faire peur » et même à « accuser le gouvernement de complot pour noyer le Québec ». Il s’agirait donc d’une instrumentalisation politique, selon lui : « C’est complètement farfelu de faire de telles projections. Sur 77 ans, l’incertitude est totale. »
Recevons-nous plus d’immigrants que jamais ? La réponse dépend si l’on prend un nombre absolu (le seuil) ou une proportion (qui réfère aussi à la capacité d’intégration). Le Québec reçoit 50 000 immigrants par année depuis 2009. Sa population totale a cependant augmenté, passant de 7,8 millions à 8,8 millions aujourd’hui. Chaque année, le nombre de 50 000 a donc représenté une plus petite part du total.
Entre les années 1950 et 1980, le Québec a reçu entre 15 000 et 55 000 immigrants par année, pour une moyenne autour de 30 000 personnes annuellement. La population des années 1950 était presque la moitié d’aujourd’hui.
À d’autres époques aussi, la croissance canadienne a également été dictée par l’immigration, en plus des naissances. Le pays vient en fait tout juste de revenir à la même proportion de personnes nées à l’étranger qu’entre 1911 et 1931, soit 22 %.
Sur la trajectoire actuelle, la province rattraperait en quelque sorte le reste du Canada en 2041 en matière de pourcentage des personnes nées à l’étranger dans sa population, selon les scénarios de M. Martel ; mais le Canada serait déjà rendu à près de 30 %.
Ce qui est nouveau
Laurent Martel, démographe à Statistique Canada, insiste tout de même sur le « caractère unique » de notre situation démographique. La croissance actuelle est parmi les plus élevées des pays du G7 et même parmi les pays industrialisés. La population mondiale pourrait aussi se stabiliser ou se mettre à décroître dans le long terme, note-t-il.
Si l’on utilise le taux de croissance de 2022 de 2,7 %, un record depuis le sommet du baby-boom en 1957, on obtient d’ailleurs plutôt 300 millions d’habitants en 2100, selon les calculs d’Alain Bélanger. Ce scénario n’est « pas soutenable », croit-il.
La population du Canada a plus que triplé dans les 77 dernières années ; pourquoi ne le ferait-elle pas dans les 77 prochaines années ?
C’est là que le champ démographique devient véritablement miné. Tous les experts en parlent avec moult précautions.
« Ce n’est pas exactement la même chose de comparer un immigrant avec un bébé qui ne naît plus. Extrapoler le passé vers l’avenir est discutable », renchérit quant à lui Marc Termote, professeur associé de démographie à l’Université de Montréal. Il y a des questions de « gestion » de cette croissance, même si elle existe depuis le début de la colonisation.
« Théoriquement, on pourrait très vraisemblablement arriver à 100 millions, mais les implications du point de vue économique et démographique sont énormes », expose-t-il. Il cite notamment les problèmes de logement, d’accès aux soins de santé ou d’éducation. Ceux-ci se présentent éventuellement pour les bébés nés aujourd’hui, mais plus rapidement pour les immigrants qui atterrissent à un âge médian d’environ 32 ans.
« Je vois surtout des bénéfices culturels et humanitaires à l’immigration qui ne sont pas négligeables. Pourquoi on les oublie toujours ? » demande M. Termote.
Quant à la langue française, elle dépend surtout des politiques mises en place. Le plurilinguisme ira en augmentant. Il faut donc « repenser » certains indicateurs démolinguistiques, suggère M. Martel.
Aucun des démographes consultés n’est en mesure d’arriver à un chiffre « idéal » pour 2100. « Quel genre de croissance est souhaitable ? C’est ce débat qui n’a pas été fait, à ma connaissance », du moins pas avec toutes les pièces du casse-tête, conclut-il.