Il y a 50 ans, une tentative de meurtre contre un journaliste du «Devoir»

Lorsqu’il arrive au Devoir, au moment de s’asseoir à son bureau, le journaliste Jean-Pierre Charbonneau pose son arme à côté de lui. Des pistolets, il en possède deux. Un gros magnum, « un .38 », comme il dit. Et un plus petit, plus léger, plus discret. Une arme tout de même capable d’expédier, avec une grande vélocité, des projectiles intempestifs de calibre .22.
Après avoir été touché au bras en pleine salle de rédaction du Devoir, Charbonneau a passé trois semaines à l’hôpital. Trois balles ont été tirées en sa direction, presque à bout portant. L’agresseur, un jeune homme au passé de petit mafieux, le visage en parti dissimulé par des lunettes, a quitté la scène en courant, par une porte de service, sans demander son reste. La scène a duré moins d’une minute. Cinquante ans plus tard, Jean-Pierre Charbonneau se rappelle, dans une entrevue au Devoir, l’attentat qui l’a pris pour cible ce mardi 1er mai 1973.
Jeune journaliste, Charbonneau avait fait du milieu des gangsters, après des études en criminologie, sa spécialité. Pourquoi a-t-on tenté de le tuer ? Il dérangeait. Tout simplement.
Le devoir de déranger
« Je pense que le vrai journalisme dérange encore. Le journalisme d’enquête ou de combat, ce type de journalisme, sera toujours à risque. Ses acteurs seront toujours en situation de vulnérabilité. Et ce journalisme, nous en avons besoin ! Nous avons besoin de ces journalistes qui travaillent des jours, des semaines, des mois, qui prennent des risques pour aller voir au fond des choses, pour les analyser. Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui font et qui feront ce travail ! »
Au palais de justice de Montréal, quelque temps avant l’attentat, Charbonneau avait vu Frank Cotroni, un capo de la mafia, s’approcher de lui, bien entouré de ses sbires. Cotroni avait laissé tomber, tout en le regardant de haut : « Charbonneau, c’est toi ça ? »
« C’est le seul avertissement que j’ai eu ! Au fond, ça voulait dire : “On t’a à l’oeil, Charbonneau.” » Frank Cotroni, dit-il, était un personnage frondeur, « un peu comme le personnage de Sonny dans le premier film de la série Le parrain ». Santino Corleone, dit Sonny, un personnage de fiction, n’avait certainement pas froid aux yeux, pas plus que ce Cotroni. « Frank Cotroni, comme Sonny, était baveux, frondeur, avec un tempérament casse-gueule. C’était le gars de bras, comme on dit. Il frayait avec les vedettes et le milieu journalistique. Moi, j’écrivais beaucoup d’articles sur les Cotroni… »
La charogne
À l’époque, le simple fait de pouvoir parler de Frank Cotroni comme de l’un des chefs de la mafia montréalaise n’allait pas de soi. Bien au contraire.
« Cotroni avait même poursuivi le magazine Maclean’s pour un million de dollars parce qu’il avait été identifié comme chef de la principale organisation de la pègre ! » rappelle Jean-Pierre Charbonneau.
Le travail et les audiences d’une immense Commission d’enquête sur le crime organisé, la CECO, ont enfin permis de révéler que Cotroni était une des figures clés de cette organisation criminelle.

Jean-Pierre Charbonneau dans la salle de rédaction du Devoir en 1974, alors qu’il se remet d’une attaque contre lui.
Grâce à la CECO, le public apprend, jour après jour, ce que le crime organisé trame dans son dos, au mépris des intérêts collectifs. Les audiences sont suivies avec passion par le public. Les révélations se multiplient.
Comment ne pas avoir un haut-le-coeur devant tous ces mafieux qui, depuis des années, orchestrent par exemple un vaste marché de viande avariée ? Les gens apprennent avec stupéfaction que d’énormes quantités de viande impropre à la consommation leur ont néanmoins été vendues à gros prix. Des milliers de tonnes de charogne ont été vendues pour la consommation humaine durant Expo 67. Depuis combien de temps cela durait-il ? La viande, en vérité, n’est que l’une des pointes d’un immense iceberg. La drogue, le jeu, le financement politique, la prostitution, tout y passe. Ces histoires refroidissent la confiance du public envers les institutions.
Avant et après
Pour Jean-Pierre Charbonneau, il y a un avant et un après l’attentat. « Si le tueur ne m’avait pas raté, je n’aurais jamais été député, ni président de la Chambre, je ne serais pas allé en Afrique et bien d’autres choses. J’y pense souvent. Et j’y pense plus à l’heure où cela fait désormais 50 ans… »
Que s’est-il passé exactement ? Au soir du 1er mai 1973, les Canadiens de Montréal disputent la deuxième partie de la finale de la Coupe Stanley. Jean-Pierre Charbonneau a déjà remis son article du jour. À la demande de la rédaction, il est resté au journal pour aider un collègue à l’heure de recueillir les réactions de la police, en marge des traditionnelles manifestations ouvrières du 1er mai. En attendant, Charbonneau suit la partie de hockey…
À 21 h 20, un camarade lui indique qu’il est demandé à la porte du journal. « Jean-Pierre, il y a quelqu’un pour toi à l’entrée. » Charbonneau va voir. Dans l’entrebâillement de la porte, l’individu qui se présente à lui braque une arme et lui ordonne de ne pas bouger. Il tire. Raté. L’effet de surprise est grand.
« Il a tiré un deuxième coup. J’ai vu comme un jet de flamme sortir du canon. J’avais fait du judo. J’ai plongé, en faisant une sorte de roulade vers des classeurs. Il a tiré de nouveau. De nouveau raté. »
Une seule balle, la deuxième, l’a touché au bras. En somme, la mort est passée. Et Charbonneau l’a esquivée.
Sous l’effet de l’adrénaline, le journaliste de 23 ans ne ressent pas immédiatement la douleur au bras. « Je ne voulais pas m’évanouir. Je ne me suis pas évanoui. » Ses collègues le conduisent du côté de la direction du journal, en attendant que la police et l’ambulance arrivent. La secrétaire de Claude Ryan, le directeur, est très énervée. Jean-Pierre Charbonneau s’empare lui-même du téléphone pour contacter sa compagne. Quelques minutes plus tard, une ambulance le conduit des locaux du Devoir jusqu’à l’hôpital Saint-Luc.
Le lendemain, tous les médias parlent de cet attentat perpétré contre un des journalistes du Devoir. À la une de l’édition du 2 mai du Devoir, l’histoire occupe comme de raison le gros de l’espace. Sous cette manchette, les lecteurs peuvent lire un compte rendu des manifestations du 1er mai et voir une photo de la statue de Maurice Duplessis, remisée depuis douze ans dans un sous-sol des bureaux de la police de la Sûreté du Québec. Mais toute l’attention est centrée sur l’attentat contre Jean-Pierre Charbonneau.
Qui donc a voulu tuer un journaliste du Devoir ? Il s’appelle Tony Mucci. Il prétendra qu’il a agi seul, que personne ne lui a rien demandé. À l’en croire, il serait débarqué comme ça, pour rien. Sur un coup de tête, dit-il… Quand Charbonneau l’identifie, il est devenu garde du corps de Paolo Violi, une des figures du clan Cotroni.
« Je n’ai jamais gardé de rancoeur à ce gars », affirme Charbonneau. L’essentiel, pour lui, était ailleurs. Il fallait continuer le travail d’enquête et trouver des moyens de réformer la société. « J’avais 23 ans. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Que j’allais m’arrêter ? »
Cependant, Jean-Pierre Charbonneau regrette de n’avoir reçu aucune aide. « Du jour au lendemain, je devais retourner au Devoir. Le concept de choc post-traumatique n’existait à peu près pas à l’époque. »
Il ne vivait pas sans peur. « Je me demandais tout le temps si quelqu’un n’allait pas me tirer dessus à nouveau, si ma voiture n’allait pas exploser… J’ai pensé, sans trop réfléchir, que, si j’avais une arme sur moi, je pourrais me défendre… En fait, c’était surtout une façon de gérer mon stress. Ce n’était pas une bonne idée. Mais c’est celle que j’ai eue ! » Il sera aussi, pour un temps, sous surveillance policière.
Montréal, en ce temps-là, avait encore quelques allures de Far-West. « En arrivant au journal, quand je posais mon arme sur mon bureau, ça faisait toujours une forte impression sur les collègues », se souvient Jean-Pierre Charbonneau en riant.