Des immigrants se disent injustement recalés en français par Québec
Québec accuse de nombreux immigrants d’avoir menti sur leurs compétences linguistiques et les recale lors d’une entrevue orale, en dépit d’une preuve attestant qu’ils ont déjà réussi le niveau requis en français, a appris Le Devoir. Plusieurs d’entre eux peuvent même être « bannis pour cinq ans » du processus de sélection du Québec, dénoncent des avocats.
Ces derniers — et leurs clients — déplorent ce qu’ils qualifient d’acharnement de la part du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI). « Québec cherche des façons innovantes de torturer des gens, des gens qui ont le malheur d’être convoqués en entrevue pour qu’on évalue leur niveau de français », laisse tomber David Chalk, un avocat en droit de l’immigration, dont certains clients ont été recalés.
Le Devoir s’est entretenu en français, à l’oral et à l’écrit, avec plusieurs candidats à l’immigration n’ayant pas le français comme langue maternelle qui ont été convoqués à une entrevue. Il préserve leur anonymat pour ne pas nuire à leurs démarches.
D’origine chinoise, Chang déplore la façon dont il a été traité par le MIFI, qu’il qualifie d’« arrogant » et d’« irresponsable ».
Le jeune homme a fait une maîtrise dans une université anglophone d’ici et dit être « tombé en amour » avec le Québec. Le Programme de l’expérience québécoise (PEQ) lui permettait de réaliser son rêve d’immigrer, mais il devait apprendre le français et obtenir l’équivalent du fameux « niveau 7 » sur l’Échelle québécoise des niveaux de compétence en français.
Au printemps 2022, après avoir réussi tous les tests de français oraux et écrits agréés par le MIFI, il a demandé le Certificat de sélection du Québec (CSQ), le précieux sésame lui permettant de demander la résidence permanente au gouvernement fédéral. Or, son rêve s’est effondré lorsqu’il a été convoqué quelques mois plus tard à une entrevue de contrôle par le ministère de l’Immigration du Québec. Celui-ci lui a dit avoir des raisons de croire qu’il avait soumis des « documents faux ou trompeurs » pour attester de son niveau de français, ce que nie le principal intéressé.
Au terme de l’entretien, qui « s’est très mal passé », Chang s’est vu octroyer un niveau 4. Dans la lettre du MIFI, on l’informe aussi que sous prétexte qu’il a menti sur ses compétences en français, toute nouvelle demande qu’il voudrait soumettre pourrait ne pas être évaluée, et ce, pour les cinq prochaines années. « J’étais dévasté », a-t-il dit.
Le Devoir a pu consulter la lettre de refus, qui, ironiquement, contenait plusieurs coquilles. Elle détaille, au moyen d’exemples, certains problèmes de français du candidat, notamment en commentant sa prononciation. « On a ridiculisé mon accent », déplore Chang dans un français tout de même compréhensible pour Le Devoir.
Ce jeune homme s’indigne surtout du fait que le MIFI l’accuse d’avoir menti, de ne pas avoir « démontré la véracité de [sa] déclaration sur [sa] connaissance du français oral ». Selon lui, ayant déjà obtenu l’équivalent d’un niveau 7 à un examen de français reconnu par le MIFI, il était normal qu’il affirme détenir ce niveau. « En aucun cas, je n’ai eu l’intention de tromper qui que ce soit dans le processus ! »
Une pratique illégale ?
Pour Me David Chalk, le ministère veut « piéger » les gens. « Cette question n’a aucune raison d’être posée, sauf pour accuser quelqu’un de fausse déclaration. »
Ningsi Mei, une avocate qui dit avoir de plus en plus de clients refusés, estime que l’entretien, auquel participent un agent du MIFI et un enseignant, est subjectif. « C’est un jugement personnel. »
Après avoir été recalés à l’entrevue du MIFI, plusieurs de ses clients ont quitté le Québec, soit pour une autre province soit pour leur pays d’origine. « Ils me disent qu’ils ne se sentent pas les bienvenus ici. Ils croient que le [gouvernement] veut juste limiter le nombre d’immigrants et qu’il ne veut pas de ceux qui ne parlent pas parfaitement le français », a rapporté l’avocate.
Me David Chalk se dit surtout agacé par les présomptions de tromperie qui servent à justifier une convocation en entrevue. « Pourquoi alléguer d’emblée que le candidat est un fraudeur ? »
En 2016, des soupçons de fraude et de production de faux documents avaient mené l’Unité permanente anticorruption à ouvrir une enquête, ont révélé des documents de cour. C’est ce qui avait incité le ministère de l’Immigration du Québec à vérifier de manière plus proactive le niveau de français oral des candidats au PEQ en les convoquant en entrevue.
Or, cette pratique a été contestée devant les tribunaux en 2017. Les avocats avaient fait valoir que les preuves soumises par leurs clients pour attester leur niveau de français dans le cadre du PEQ étaient conformes à la loi, contrairement aux tests de français oral supplémentaires menés par le MIFI.
Un jugement de la Cour supérieure rendu en décembre 2018, confirmé par la Cour d’appel, leur avait donné raison et avait forcé le MIFI à annuler ses décisions de refus de CSQ pour une cinquantaine d’immigrants, surtout originaires de l’Asie.
En août 2018, le Règlement sur l’immigration a été changé, et le ministre peut désormais exiger qu’« une personne démontre une connaissance du français oral au niveau 7 », a affirmé Émilie Vézina, porte-parole du ministère. Quant aux présomptions de fraude qui servent à la convocation des gens en entrevue, on se contente d’expliquer que c’est « en fonction des faits propres à chaque demande ».
D’après les données du MIFI, plus de 2000 personnes se sont soumises à cette entrevue depuis l’automne 2016. Les convocations ont connu une augmentation et sont en voie de rattraper le niveau prépandémique. Quant au taux d’échec, il varie beaucoup, allant de 16 % à 84 % selon les années.
Convoqués même après avoir obtenu un CSQ
Le Devoir a échangé avec plusieurs immigrants qui se sont fait convoquer en entrevue même après avoir obtenu leur Certificat de sélection du Québec.
C’est le cas d’Emily Zhao, une enseignante et danseuse d’origine chinoise qui est arrivée au Canada il y a huit ans. Elle a obtenu son CSQ en juillet 2018 et attend depuis la résidence permanente pour elle et sa famille. Or, en janvier dernier, elle a, à sa grande surprise, reçu une lettre du MIFI la convoquant en entrevue et l’informant de ses intentions d’annuler son CSQ.
« C’est comme si vous aviez obtenu votre permis de conduire et que, cinq ans plus tard, on vous appelle pour repasser l’examen et annuler votre permis », a dit cette mère de famille, qui a accepté de témoigner à visage découvert.
Citant la décision des tribunaux, Emily Zhao a refusé de se présenter en entrevue, prétendant qu’il n’était pas légal de vérifier à nouveau son niveau de français. La semaine dernière, elle a finalement reçu une lettre de rétractation du MIFI : son CSQ demeurera valide.
Mme Zhao craint d’avoir été placée sur une « liste noire » de personnes ayant obtenu leur CSQ alors que des soupçons de corruption pesaient sur le programme. Elle craint aussi que la remise en question de son certificat ait suspendu le traitement de sa demande de résidence permanente au fédéral, ce qui expliquerait la longue attente.
Selon le MIFI, depuis septembre 2021, 70 personnes ayant déjà obtenu un CSQ ont été convoquées à une entrevue visant à vérifier leur français oral, et près de 60 % ont échoué.
Après s’être vu refuser son CSQ, Chang est rentré en Chine la semaine dernière. Pour lui, c’était comme « tout jeter et partir ». Il croit que son expérience a découragé certains de ses amis. « Ils ont peur d’essayer. Parce qu’ils savent à quel point j’ai essayé d’apprendre le français. »