Le cohabitat fait des petits au Québec malgré les obstacles
Une rébellion douce s’organise lentement dans le monde de l’habitation contre la spéculation immobilière et l’atomisation des communautés. Le cohabitat repose sur un constat simple : tout le monde partage le même besoin de se loger, mais chacun le comble, bien souvent, seul de son côté. Ce modèle refuse cette fatalité et estime, au contraire, que l’union fait la force en matière d’habitation.
Dans cette « troisième voie » qui a germé au Danemark il y a 60 ans avant de rapidement essaimer en Europe, chaque ménage possède sa résidence privée, mais tous jouissent aussi d’espaces communs, qui favorisent la rencontre. Contrairement à la copropriété traditionnelle, le cohabitat encourage la collectivisation des biens et des tâches dans le but de créer des voisinages solidaires, unis autour d’un environnement auquel toute la communauté contribue de plein gré.
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La loi française définit le cohabitat comme « un regroupement de ménages mutualisant ses ressources pour concevoir, réaliser et financer ensemble leur logement, au sein d’un bâtiment collectif ».
Le pionnier en la matière, baptisé Cohabitat Québec, a pris naissance dans la capitale nationale en 2013. Il regroupe aujourd’hui 42 ménages dans ce que le maire Régis Labeaume avait décrit avec enthousiasme, à l’époque, comme « la quintessence de la mixité sociale ».
Un domaine pour le prix d’un bungalow
Le deuxième cohabitat de la province voit tranquillement le jour à Neuville, un village rural situé un peu à l’ouest de Québec. Pour le moment, 10 ménages y habitent, bientôt complétés par un 11e et un 12e, attendus dans les prochains mois.
À Cohabitat Neuville, chacun est propriétaire de sa maison et d’un terrain d’à peine trois mètres qui l’entoure. Au-delà de cette petite parcelle privée commence l’espace collectif, soit un immense domaine surplombant le fleuve avec, au centre, une maison patrimoniale faisant office de salle commune avec sa grande tablée près du foyer pour les repas partagés. En prime, le terrain dispose aussi d’une forêt, d’un verger et d’une érablière commerciale, qui dégage encore les arômes sucrés du printemps dernier.
Seul, aucun ménage n’aurait pu s’offrir cette terre idyllique. Ensemble, toutefois, l’inatteignable devenait accessible : chacun a fait l’acquisition d’une partie du domaine pour 120 000 $ avant d’y bâtir sa maison. Chaque propriétaire a déboursé, en tout et pour tout, entre 300 000 $ et 400 000 $ pour s’implanter au domaine.
« Nous avons vérifié : c’est à peu près ce que ça coûte pour acheter un bungalow avec une petite cour dans la région », explique Jean Nolet, instigateur du projet avec sa conjointe, Hélène Filteau. Mettre le pied à Cohabitat Neuville, c’est un peu le poser, aussi, dans le rêve que cette travailleuse sociale de formation a longtemps caressé : vivre une vie moins consumériste, où l’entraide et la bienveillance prendraient le pas sur le chacun pour soi.
« Nous vivons dans des villes où nous connaissons à peine nos voisins, où tout le monde entend la tondeuse de tout le monde parce que tout le monde a sa propre tondeuse, déplore-t-elle. Nous, nous voulions sortir de l’individualisme pour retrouver un peu l’esprit de village qui encourageait, autrefois, la vie de communauté. »
Cohabitat Neuville compte présentement 30 personnes, soit 22 adultes et 8 enfants. Un groupe s’occupe du jardin, l’autre d’amuser les plus jeunes. Si quelqu’un préfère déneiger, un autre s’affaire plutôt à mijoter des repas pour le voisinage. Le lieu incarne la devise rendue célèbre par le romancier Alexandre Dumas : « un pour tous et tous pour un ».
La communauté se gouverne en sociocratie, un modèle où « il n’y a pas une seule personne qui dirige, explique Daniela Moisa, professeure à l’UQAR spécialisée dans les modes d’habitation alternatifs, mais où tout le monde a un rôle égal dans la prise de décision ».
Les enfants, dans cet environnement partagé, ne pourraient pas demander mieux, selon Hélène Filteau. Entre les copains qui se trouvent à la porte d’à côté, la vingtaine d’adultes qui veillent sur eux et leur immense terrain de jeu, l’ennui, poursuit-elle, trouve difficilement son chemin dans leur enfance.
Chaque propriétaire accepte aussi de se soumettre à des règles précises qui fixeront le prix de vente de sa résidence au moment de son départ. Le but : modérer la spéculation et favoriser l’ancrage à long terme au sein du groupe.
Vents contraires
Au Danemark, plus de 50 000 personnes vivent aujourd’hui en cohabitat, soit environ 1,5 % de la population. Aux États-Unis, 165 modèles du genre ont pris racine, et 140 autres sont dans les cartons. Le Québec, pour le moment, en compte seulement deux.
L’établissement de cohabitat se révèle encore complexe ici. Ce modèle d’habitation effraie les institutions bancaires : seule la caisse d’économie solidaire accepte, pour le moment, de les financer. Tout projet de cohabitat exige aussi d’amasser une somme importante pour acquérir un terrain. Dans le cas de Cohabitat Neuville, Jean Nolet et Hélène Filteau ont dû investir les économies d’une vie pour acheter le terrain dans l’espoir que d’autres ménages viendraient, à leur tour, contribuer.
« Financer un projet étrange comme celui-là, ça ne va pas de soi, explique Jean Nolet, parce que ça ne coche aucune case. » C’était d’ailleurs la croix et la bannière pour dénicher une assurance. Il l’admet lui-même : sans son carnet de contacts bien garni, il n’aurait sans doute jamais pu trouver.
Ailleurs dans le monde, explique Gabrielle Anctil, autrice de Loger à la même adresse, un ouvrage publié ce mois-ci sur les formes d’habitation collectives en émergence au Québec, les autorités dépoussièrent pourtant leur cadre réglementaire pour encourager la multiplication des cohabitats.
« Au Danemark, en Allemagne, en France ou en Belgique, par exemple, les gouvernements facilitent l’implantation de ce type de logements. Les banques perçoivent aussi les cohabitats comme un avantage, puisque les gens paient leur propriété avant même la première pelletée de terre. »
Au Québec, le gouvernement ne prévoit aucune aide pour favoriser l’émergence de ce modèle, qui répond pourtant de façon efficace à plusieurs problèmes contemporains, comme la solitude ou l’envolée des prix de l’immobilier.
« La mise en commun des ressources fait aussi économiser beaucoup d’argent, ajoute Gabrielle Anctil, elle-même résidente, depuis près de 15 ans, d’une habitation collective à Montréal. Autrefois, l’entraide faisait des miracles : maintenant, il faut payer pour l’aide aux devoirs, payer pour la garde des enfants, payer pour s’offrir un plombier, etc. La famille nucléaire qui réussit, c’est celle qui est bien nantie, celle qui peut se payer les services que la communauté offrait, autrefois, gratuitement. »
Le mouvement gagne lentement du terrain au Québec. À Frelighsburg, le Nidazo prend forme. À Montréal, la construction d’un premier cohabitat doit débuter cet été à Lachine. C’est l’organisme Village urbain qui porte le projet et, déjà, il rêve d’en constituer un autre dans la couronne nord de Montréal.
« Nous n’avons pas le choix de penser notre habitation de façon plus collective, croit Estelle Le Roux, la directrice générale de cet OBNL, dont la mission est de systématiser le cohabitat. Les municipalités ont clairement un rôle à jouer pour faciliter l’acquisition de terrain. Si nous avions un accès privilégié au foncier, ça ferait toute une différence pour nous, parce que nous ne pouvons pas concurrencer le privé à armes égales. »
L’essor du cohabitat fait toutefois face à un obstacle de taille : l’ignorance des autorités à son égard. « J’étais au sommet de l’habitation en septembre et je n’ai vu aucune présentation sur le cohabitat, souligne Daniela Moisa. C’était très parlant : la majorité des gens était des investisseurs privés, ceux-là mêmes qui perpétuent la spéculation immobilière qui touche beaucoup, beaucoup le Québec. »