Médecin, traducteur, avocat ou journaliste: les professions transformées par l’IA

Illustration: Romain Lasser

L’intelligence artificielle suscite craintes et espoirs. L’automatisation de certaines tâches pourrait faire disparaître 300 millions d’emplois de cols blancs dans les prochaines décennies. Le droit semble un des domaines professionnels qui pourrait être le plus touché. En même temps, de nouvelles capacités analytiques offrent déjà de nouveaux moyens pour s’attaquer à certains problèmes sociaux, comme celui du décrochage scolaire. Bienvenue dans votre futur proche...

Sitôt la 4e mouture du robot conversationnel ChatGPT mis en ligne à la mi-mars, le cardiologue Anil K. Gehi, professeur à l’Université de la Caroline du Nord à Chapel Hill, a décidé de tester ses capacités analytiques revues et améliorées. Pour cela, il a demandé un diagnostic à partir du dossier médical d’un patient admis la veille à son service hospitalier. La liste des symptômes complexes comprenait plusieurs termes spécialisés, mais la question posée, elle, restait simplissime : comment devrait-on soigner ce malade ?

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

ChatGPT-4, robot de la compagnie OpenAI, a proposé exactement le même traitement que celui adopté par les équipes médicales. Le professeur Gehi a répété l’expérience. Chaque fois, le robot est tombé pile-poil sur la même réponse que les soignants.

« Le robot a encore besoin d’experts comme le Dr Gehi pour juger de ses réponses et effectuer les procédures médicales, commentait le New York Times en racontant cette expérience. Mais il peut présenter ce type d’expertise dans de nombreux domaines, de la programmation informatique à la comptabilité. »

La robotisation développée à la fin du XXe siècle a affecté les jobs des cols bleus, les emplois manuels. Dans une chaîne de montage automobile, les robots porteurs ou soudeurs remplacent très efficacement les ouvriers pour des tâches répétitives et aliénantes. Les nouveaux chatbots, capables de discourir sur n’importe quel sujet en langage naturel, vont maintenant surtout déstabiliser les emplois des cols blancs.

La machine à en découdre

Bref, la révolution numérique continue et ses effets dans le monde du travail devraient s’amplifier avec cette nouvelle étape des robots conversationnels, celle du Web 4.0.

« Des outils, il en apparaît tout le temps. Avec les robots conversationnels, on vit une avancée plus profonde à ne pas négliger parce qu’ils viennent chercher des compétences qui étaient encore réservées à l’humain jusqu’ici », explique Xavier Parent-Rocheleau, professeur au Département de gestion des ressources humaines à HEC, spécialiste de l’intelligence artificielle et des technologies numériques.

« Les professions libérales reposent sur des savoirs acquis après de longues années d’étude. Le public paie pour avoir accès à ces savoirs exclusifs. L’IA propulse ce qui a commencé par les moteurs de recherche en démocratisant l’accès aux savoirs. L’exclusivité de la détention des connaissances se fragilise. Le prix des connaissances et des services chute. »

Il cite en exemple les opérations de courtage en ligne, les plateformes pour remplir lesdéclarations de revenus, les tutoriels de langue ou d’entraînement. De même, certains aspects des professions légales ou médicales peuvent et seront certainement automatisés. « C’est tout à fait correct parce que sur certains aspects, la machine s’avère bien plus performante », dit le professeur Parent-Rocheleau.

Il rappelle aussi que le livre The Future of the Professions, des professeurs d’Oxford (père et fils) Richard et Daniel Susskind, annonçait déjà en 2015 (une nouvelle édition augmentée vient de paraître) la mise au chômage technologique massive de médecins, comptables, enseignants et membres du clergé.

Une étude de l’Université de Pennsylvanie dévoilée il y a quelques jours, financée par OpenResearch, prédit que ces nouveaux outils numériques vont surtout bouleverser les emplois mieux payés qui demandent généralement des niveaux d’éducation universitaire, jusqu’au doctorat. L’enquête avance que la moitié des tâches de 20 % des emplois des États-Unis seront automatisées par la nouvelle vague. L’étude annonce surtout un grand remplacement pour les professions traitant l’information, la grande force de l’IA. La liste des plus transformées, voire menacées, comprend les clercs juridiques, les sondeurs, les comptables, les analystes financiers, les mathématiciens, les traducteurs, les correcteurs, les écrivains, les relationnistes et… les journalistes.

Un rapport de la banque d’investissement Goldman Sachs publié cette semaine prédit que l’intelligence artificielle pourrait remplacer 300 millions d’emplois en Occident, soit le quart de la force de travail à long terme. Les projections de disparition portent sur 46 % des emplois en administration et 44 % dans les professions liées au droit, en soulignant que les salaires pour les emplois restants dans ces secteurs devraient chuter eux aussi.

La technologie pourrait en revanche créer de nouveaux emplois. La routine habituelle, quoi. Six emplois sur dix existant actuellement n’existaient pas en 1940. La grande mutation à venir ne devrait par contre pas affecter les emplois de services comme mécanicien, cuisinier, barman, plombier ou laveur de vaisselle. C’est la revanche des manuels…

Ordres et désordre

Un groupe de travail réunissant des universitaires et des délégués des ordres professionnels du secteur de la santé au Québec a étudié l’impact de l’IA, y compris en sondant les membres de 25 corporations reconnues. L’analyse publiée en 2019 montre que les systèmes d’intelligence artificielle sont déjà utilisés dans les pratiques courantes qui se retrouvent en grand besoin de balises réglementaires.

« Depuis quelques années, on voit bien que certains systèmes d’IA sont plus performants que des panels de professionnels d’excellente réputation, par exemple pour détecter différentes pathologies oculaires chez certains patients. C’est très challengeant », raconte Marco Laverdière, directeur général de l’Ordre des optométristes du Québec, qui a coréalisé cette enquête auprès des ordres professionnels de la santé représentant des centaines de milliers de professionnels.

« On en est à l’étape de se demander comment on va vivre avec cette transformation dans chacun des ordres. Les inquiétudes sont vécues de manières différentes et, oui, c’est possible que certaines professions disparaissent ou soient en tout cas radicalement transformées, même si les prévisions portent plus sur une aide de l’IA dans la prise de décision. »

Il illustre son propos en évoquant le problème des comorbidités, si importantes dans les risques de développer des maladies létales. On l’a bien vu pendant la pandémie. L’IA peut bien déterminer des probabilités et suggérer des interventions. Dans les faits, chaque personne soignée bénéficiera d’une rencontre humaine qui pourra raffiner la compréhension de son état physique et mental particulier. « Il me semble qu’on est davantage rendu à l’étape de décider comment intégrer l’IA dans les pratiques professionnelles et selon quels critères », résume M. Laverdière.

Les risques paraissent aussi énormes que les avantages. Des systèmes mal conçus pourraient engendrer des erreurs fatales ou introduire des biais interprétatifs qui ajoutent des discriminations pour certaines personnes ou catégories sociales. La captation des données publiques et personnelles par de grands groupes techno-industriels suscite déjà d’innombrables craintes sociopolitiques.

Courage contre la machine

La troisième partie du projet de loi C-27 du gouvernement fédéral, à l’étude aux Communes, édicte la Loi sur l’intelligence artificielle et les données (LIAD) pour « réglementer les échanges et le commerce internationaux » et pour « atténuer les risques de préjudices et de résultats biaisés liés aux systèmes d’IA à incidence élevée ». L’institut québécois d’intelligence artificielle (MILA) et l’UNESCO viennent de lancer à Montréal l’ouvrage collectif Angles morts de la gouvernance de l’intelligence artificielle sur la nécessité d’encadrer ces changements technologiques inédits.

L’enquête de 2019 auprès des professionnels de la santé a aussi dégagé des enjeux précis en matière de formation, de protections des renseignements personnels, de qualité et de sécurité des soins et du pouvoir d’intervention des ordres.

Un prototype de code de déontologie a été proposé par M. Laverdière et sa collègue Catherine Régis, de l’UdeM, pour soutenir l’intégration de l’IA dans les pratiques professionnelles en santé. La proposition en une dizaine de points s’inspire de la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’IA.

Le premier principe affirme que le professionnel doit s’assurer qu’il est adéquatement formé pour utiliser les nouveaux outils, notamment pour en connaître les possibilités et les limites. Le second affirme que le professionnel doit informer le patient sur l’utilisation des renseignements recueillis par l’IA et respecter ses choix.

« Le but de l’exercice, c’est de passer des grands principes et des grandes préoccupations à une forme d’encadrement concrète de l’intégration de l’IA dans les pratiques professionnelles, explique le professeur qui espère embrayer sur une version adoptable du code d’ici le milieu de la décennie. Mais ce n’est pas tout à fait anormal que le droit soit en retard sur ce genre de phénomènes. C’est même souhaitable dans certains cas pour ne pas tuer l’innovation à partir de fausses peurs ou croyances », note M. Laverdière.

Robot, connais-toi toi-même

Bill Gates ne fait pas partie des quelque 1100 signataires de poids de la lettre ouverte diffusée cette semaine pour demander un moratoire de six mois sur la recherche en intelligence artificielle pour permettre la mise en place d’un système de sécurité mondial. Le cofondateur de Microsoft a lui-même écrit la semaine dernière que le développement des capacités de l’intelligence artificielle représente pour lui une révolution numérique aussi importante que l’arrivée du cellulaire ou d’Internet. Il se range dans le camp des optimistes et affirme vouloir s’assurer que tout le monde bénéficiera des bienfaits de cette invention.

Tout le monde, même les journalistes ? Très franchement, une bonne part de cet article aurait déjà pu être rédigée par Bard, le tout nouveau programme de Google, ou par Bing, un service de Microsoft apparu en janvier. ChatGPT, aîné de la famille chatbot, né en novembre dernier, a été questionné sur le sujet de la manière suivante : « Quels métiers semblent les plus menacés par les robots conversationnels ? »

La réponse de la machine pointe vers les tâches répétitives et prévisibles effectuées dans les secteurs tertiaires par les téléopérateurs, les agents de soutien technique, le service à la clientèle (de la caisse à la réception) et même les vendeurs, puisque les robots peuvent guider et recevoir des commandes en ligne ou en magasin.

Et quels seront plus précisément les effets sur les professions dites libérales ? L’IA d’OpenAI répond en citant des emplois qui « impliquent principalement des interactions répétitives et prévisibles ». Elle liste, dans l’ordre : les avocats, les comptables, les agents immobiliers et les psychologues.

Les psychologues, vraiment ? Oui, explique le robot conversationnel, puisque lui-même peut « fournir une thérapie de base pour des problèmes courants tels que l’anxiété et la dépression ». Le texte ajoute que les nouveaux outils peuvent aussi simplement aider les humains à mieux faire leur travail. Aider un directeur des ressources humaines à trier des centaines de CV, par exemple. Ou un reporter à écrire un texte…



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