Hourra! v’là l’IA au secours des étudiants à risque

Illustration: Romain Lasser

L’intelligence artificielle suscite craintes et espoirs. L’automatisation de certaines tâches pourrait faire disparaître 300 millions d’emplois de cols blancs dans les prochaines décennies. Le droit semble un des domaines professionnels qui pourrait être le plus touché. En même temps, de nouvelles capacités analytiques offrent déjà de nouveaux moyens pour s’attaquer à certains problèmes sociaux, comme celui du décrochage scolaire. Bienvenue dans votre futur proche...

Dans la grande classe des plateformes numériques d’apprentissage en ligne, Moodle fait figure d’élève modèle. Environ 80 % des universités et des cégeps du Québec l’utilisent, comme des dizaines de milliers d’autres établissements à travers le monde.

Des centaines de millions de professeurs et d’étudiants s’en servent quotidiennement pour organiser les cours, transmettre des documents, planifier les lectures et les travaux, envoyer des messages personnels ou simplement vérifier la participation aux activités. La pandémie n’a fait qu’accentuer la grande « moodleisation » de la planète éducation. Moodle, c’est le pactole.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

L’Himalaya de données générées par cet outil universel servent maintenant à l’analyse des apprentissages par des enquêtes utilisant l’intelligence artificielle (IA). Il y a deux semaines, à l’Université du Texas à Arlington, des chercheurs en éducation participant à la Learning Analytics and Knowledge Conference (LAK 23) présentaient leurs travaux en cours dans ce domaine on ne peut plus à la fine pointe.

Le professeur québécois Bruno Poellhuber en était. Il y a dévoilé l’avancement de sa recherche en analyse prédictive pour signaler les retards significatifs dans les apprentissages, voire la détection précoce des étudiants à risque de décrochage.

« On veut essayer de prédire l’abandon scolaire », résume le professeur Poellhuber en parlant de la recherche intitulée Tableaux de bord intelligents et réussite académique (TIR-IA), copilotée par la professeure Lyse Langlois. « La vraie idée derrière ce projet, c’est de repérer les cas qui posent des défis et de faciliter les interventions de correction. »

Le raffinement de l’outil se poursuit pour analyser les données générées sur Moodle par les étudiants de premier cycle de l’Université de Montréal (UdeM), à l’automne 2020. Les capacités de l’IA, notamment les réseaux neuronaux artificiels et les arbres de décisions, permettent d’aller beaucoup plus loin que l’analyse statistique classique. Le modèle en développement filtre les données et leur donne du sens en les analysant.

« On a travaillé sur une méthodologie pour extraire les traces et les formater pour nous permettre de comprendre comment le comportement des étudiants — les items sur lesquels ils cliquent, par exemple — peut nous aider à prédire le décrochage. On a eu un certain succès. Notre modèle est plus performant que le hasard, mais il n’est pas encore au point. Il y a encore beaucoup de travail à faire pour s’en servir comme moyen prédictif. »

Le Tableau de bord montre déjà explicitement comment la technologie permet d’améliorer la rétroaction — des apprenants vers l’enseignant — peut-être la plus fondamentale des étapes pédagogiques : une fois la matière transmise, il faut vérifier rapidement qui la retient, et comment. « Le numérique donne beaucoup d’espoir pour enrichir le feedback, résume le professeur de l’UdeM. Je fais partie de ceux qui voient les choses numériques d’un oeil plutôt positif, bien que je demeure nuancé. »

L’ère des robots

Comme quoi il n’y a donc pas que les robots conversationnels qui transforment déjà l’éducation, même si cet outil concentre symboliquement la puissance, les espoirs et les craintes de la révolution en marche. Le Web comme la boîte courriel du Devoir foisonnent de confidences d’enseignants ou de professeurs comme Martin Dubreuil, qu'on peut lire aujourd'hui dans notre section Opinion, qui ont utilisé ou interdit les robots conversationnels en classe. Des établissements (comme l’UdeM) ont adopté des règles pour simplement interdire l’emploi de robots conversationnels, assimilé à du plagiat, « dans le contexte d’une évaluation, à moins d’être explicitement prévue dans les consignes d’évaluation ».

« Dans les usages et les utilisations des robots conversationnels, c’est plutôt émergent, dit le professeur Normand Roy de l’UdeM. Il y a plein de témoignages anecdotiques partout, mais aucune grande étude sur les usages effectifs de ChatGPT. On reste en surface, pour expliquer que tel enseignant a essayé telle chose ou qu’à l’Université Laval, un prof en autorise l’usage dans ses cours. »

Le professeur Roy participe à la recherche de son collègue Bruno Poellhuber et dirige le Groupe de recherche interuniversitaire sur l’intégration pédagogique des technologies de l’information et de la communication (GRIIPTIC), qui regroupe une vingtaine de chercheurs anglophones et francophones. Il enseigne les technologies éducatives et prépare un numéro thématique de la revue Vivre le primaire sur les compétences numériques à y transmettre. Lui-même et ses étudiants chercheurs s’intéressent notamment à la réalité virtuelle, aux jeux vidéo, aux laboratoires numériques et à l’IA, bien sûr.

« Avant septembre dernier, on parlait surtout de l’éthique de l’IA, dit-il. On n’avait pas d’exemples d’applications concrètes. Depuis le lancement public des chatbots, la conversation porte autour de ces applications réelles. Les enseignants du primaire et du secondaire sont forcés de s’interroger sur la littératie de l’IA, sur ce qu’ils en connaissent vraiment. »

Un saut d’échelle

Simon Collin est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’équité numérique en éducation de l’UQAM. Ses recherches portent précisément sur divers enjeux d’équité ou de standardisation des pratiques pédagogiques liés à l’usage des technologies en classe, y compris l’IA. « In fine, tout ça vise à s’assurer que l’usage des technologies en éducation soutient l’objectif de démocratisation scolaire et ne la freine pas », résume-t-il.

Il a essayé les robots conversationnels dès leur apparition, a été « épaté comme tout le monde par les capacités disponibles ». Il parle carrément d’« un saut d’échelle », pour ne pas dire de révolution, et il s’est vite demandé comment ce nouvel outil allait transformer son monde.

« Il faut trouver un sens pédagogique à des outils techniques qui n’ont pas nécessairement été conçus au départ pour cet usage éducatif. Les outils qui ont des fonctions précises plutôt que très larges semblent plus prometteurs. »

Il donne l’exemple d’un logiciel qui permet de poser des questions à un personnage historique, alors que ChatGPT a un usage beaucoup plus étendu. Il ajoute avoir déjà adapté le cours qu’il donne cette session en maîtrise. Les questions d’examen se font sur de très spécifiques contenus vus et discutés en classe, portant sur les enjeux technologiques. Un robot conversationnel ne peut pas y répondre, selon le professeur.

« Je n’ai pas trouvé de traces dans les copies de ChatGPT », dit le professeur en ajoutant que cette utilisation aurait été possible vu la maturité des étudiants aux cycles supérieurs. « Pour les élèves du primaire jusqu’aux étudiants du baccalauréat, l’école a pour but de développer des compétences. Il faut donc se demander dans quelle mesure la performance de l’outil soutient ou interfère dans le développement des compétences. Si on développe des compétences orthographiques ou syntaxiques au primaire par exemple, on ne doit pas utiliser ChatGPT, tellement performant. Par contre, à la fin du primaire ou au secondaire, on peut peut-être utiliser le chatbot pour donner des pistes et aider à développer la créativité dans l’écriture. »

Surtout, le professeur Collin revient sur cette idée que l’éducation reste une démarche éminemment relationnelle. L’intelligence artificielle, comme d’autres outils, doit donc servir à soutenir ces activités relationnelles et peut même lui donner encore plus de valeur. « Le manque de temps est un des premiers freins aux activités pédagogiques, et l’IA pourrait par exemple faire gagner du temps aux enseignants sur les tâches administratives pour l’investir dans les relations avec l’élève. »

Justement, Bruno Poellhuber est associé à un nouveau groupe d’une centaine de professeurs qui vient de déposer une demande de soutien auprès de bailleurs de fonds pour créer un « laboratoire vivant sur l’apprentissage du futur en enseignement supérieur ». « Beaucoup trop d’enseignement se fait encore à 100 % avec des cours magistraux et des évaluations avec des questions objectives, dit-il. Il en faut encore. Mais il faut aussi faire de la place à d’autres méthodes éprouvées. »



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