Brève histoire du travail des enfants au Québec

Le Canada est né constitutionnellement en 1867, année de la publication du premier tome de Das Kapital, maître ouvrage de Karl Marx consacré à la genèse et au développement de la société capitaliste.
Le Dominion entre alors dans sa seconde révolution industrielle en massifiant la production de biens après avoir développé depuis le début du XIXe siècle les mines et les transports (par rails et canaux). Les tensions sociales créées par le nouveau mode de production font assez vite déclencher une commission royale d’enquête, au titre quasi marxiste, puisqu’elle porte sur « le capital et le travail au Canada ».
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Le rapport de la commission déposé en 1889 va accompagner les premières réglementations sur le monde ouvrier. L’enquête donne la parole à des jeunes et à leurs employeurs dans les usines en plein essor, notamment à Montréal, berceau industriel du jeune pays. Un des extraits sous forme de questions (Q) et réponses (R) va comme suit :
« Q. Quand il y a beaucoup d’ouvrage vous faites des heures de plus, n’est-ce pas ? R. Oui, Monsieur.
Q. À quelle heure, à votre connaissance, les enfants ont-ils quitté la fabrique dans les jours de presse ? R. Quand on travaille du temps extra on travaille jusqu’à neuf heures du soir et les enfants laissent la manufacture à cette heure-là.
Q. Voulez-vous dire que les enfants de dix ans dont vous avez parlé et au-dessous restent à la fabrique depuis six heures et vingt-cinq minutes du matin jusqu’à neuf heures du soir, pendant ces jours-là ? R. Oui, Monsieur. »
On répète : des enfants de 10 ans travaillaient alors jusqu’à 15 heures par jour, et souvent six jours par semaine. On a donc fait beaucoup, beaucoup de chemin depuis ces temps à la Zola.
Québec vient de déposer cette semaine un nouveau projet de loi pour recadrer le travail des enfants. Ceux de moins de 14 ans ne pourront plus travailler, sauf exception (pour le gardiennage par exemple). Les ados de 14 à 16 ans, dont l’instruction reste obligatoire, ne pourront pas bosser plus de 17 heures par semaine.
Qu’est-ce qu’un jeune ?
Comparaison n’est pas raison. Pour parler du travail des enfants, il faut d’abord préciser ces deux termes. L’enfance n’a pas toujours été vue comme on la considère maintenant.
« Le XIXe siècle change les conceptions qu’on a de l’enfant », résume Joanne Burgess, professeure de l’UQAM spécialiste de l’histoire socio-économique au Canada et au Québec au XIXe et au XXe siècle. Elle cite l’ouvrage Pricing the Priceless Child (1994) de Viviana Zelizer sur cette grande mutation culturelle.
« Ces changements viennent d’abord des milieux bourgeois et de l’élite. On commence à voir l’enfance comme un moment distinct d’un parcours de vie. On développe la notion de l’âge de l’innocence avec l’idée de protéger l’enfant, de le laisser jouer. On n’est plus devant un petit adulte, mais devant un être différent. »
La professeure Magda Fahrni, elle aussi professeure à l’UQAM, spécialiste de l’histoire de la famille et de cette période en particulier, rebondit sur cette même idée. « Les âges qui font un enfant sont hérités du XIXe siècle », résume-t-elle en faisant remarquer que les premières lois canadiennes sur le travail datant des années de la commission royale d’enquête légalisent l’embauche d’un garçon à 12 ans et d’une fille à 14 ans. « Nos catégories d’âge n’ont pas tellement évolué, sauf peut-être pour celle qu’on appelle l’adolescence et qui reste un phénomène du XXe siècle. »
Qu’est-ce que le travail ?
Le travail aussi n’est plus ce qu’il était. Avant le XIXe siècle, et à vrai dire pendant des millénaires, les filles et les garçons contribuent aux tâches domestiques et à l’économie familiale, sans jamais être rémunérés. « On fonctionne davantage par tâche que par heures de travail », dit Mme Fahrni. La maison et les champs ont besoin de bras, et les plus jeunes en fournissent de manière intermittente.
« Sauf pour des groupes exceptionnels de l’élite, les enfants ont une contribution à apporter à l’activité économique de la famille », dit la professeure Burgess, qui a particulièrement étudié le monde artisanal. Les apprentis, les commis ou les domestiques commencent leur apprentissage vers 14 ou 15 ans. Les plus jeunes de 9 ou 10 ans dans ces mêmes situations sont souvent orphelins de père ou de mère.
Ce monde bascule avec l’apparition des usines. « L’industrialisation est accompagnée de mesures économiques, comme le mouvement des enclosures en Angleterre qui fragilise l’agriculture pour forcer les gens à migrer pour trouver du travail. La logique est d’assurer la survie économique de la famille. Les enfants sont alors intégrés dans le travail des mines ou des usines, surtout du textile, où les emplois n’exigent pas une grande formation ou une force physique importante. »
À la formation de la Confédération en 1867, 17 % de la population vit dans les villes. En 1921, la proportion grimpe à la moitié. À Montréal, en 1871, selon le recensement, 25 % des garçons âgés de 11 à 14 ans gagnent un salaire, probablement minime. « Ça ne veut pas dire qu’ils travaillent tous les jours ni toutes les semaines, note la professeure Fahrni. Mais ils travaillent pendant l’année pour aider leur famille. »
Leurs conditions misérables font frémir. Marx décrit le prolétaire comme « un appendice de chair sur un monstre d’acier ». Les petits prolétaires qui souvent en hiver ne voient jamais la lumière du jour sont affectés à des tâches utilisant leur agilité, par exemple pour raccorder les fils des métiers à tisser mécaniques ou huiler les rouages. Des accidents surviennent, évidemment.
« En plus, ils sont traités comme des enfants, dit la professeure Fahrni. Pas dans le sens où ils sont protégés, dans ce sens ou le contremaître ou le propriétaire de l’usine peut les battre pour les discipliner. »
Que disent les lois ?
La première législation québécoise fixant déjà à 14 ans l’âge minimum de l’emploi est adoptée en 1907, douze ans après l’Ontario, sept ans après le Manitoba. La professeure Fahrni fait toutefois remarquer que ces lois balisant les embauches et les conditions de travail ne sont pas toujours respectées et prévoient des exceptions. Elles ne s’appliquent pas non plus aux plus petites usines, par exemple.
Surtout, le Québec accuse un très fort retard sur l’instruction obligatoire, l’autre grand moyen législatif pour garder les jeunes hors des usines et des commerces. La grande intervention légale viendra ici en 1943 sous le gouvernement libéral d’Adélard Godbout. La France avait déjà la sienne depuis 1882, l’Ontario depuis 1891, et tous les États américains y arrivaient dès 1918.
La loi québécoise oblige les parents à envoyer leur progéniture à l’école de 6 à 14 ans sous peine d’amendes. Il reste possible d’obtenir des dérogations de six semaines au total en formulant une demande écrite. La professeure Fahrni souligne cette fois que même sans législation, beaucoup de jeunes fréquentaient déjà l’école ici aussi. « Il y a souvent un écart entre la loi et la pratique. »
Le retard reste flagrant. Un élément d’explication se trouve dans la structure industrielle du Québec. Les secteurs du tabac et du textile surreprésentés dépendent davantage de la main-d’oeuvre juvénile. La cause majeure pointe encore une fois vers l’influence de l’Église catholique, qui s’oppose à un accroissement du rôle de l’État et ainsi porterait atteinte à l’autorité paternelle et à l’autonomie de la cellule familiale.
« Le grand développement du XXe siècle fait dire qu’un enfant est dépendant, dit la professeure Fahrni. Il ne doit plus contribuer à l’économie familiale comme par le passé. Dès la Deuxième Guerre mondiale, alors que l’économie roule à plein régime et que les adolescents comme les femmes peuvent travailler dans les usines, des gens se lèvent pour dire que les enfants doivent retourner à l’école pour mieux assurer leur avenir. »
La nouvelle pénurie d’employés encourage elle aussi l’embauche de jeunes et l’intervention de l’État pour mieux les protéger, notamment contre les accidents. N’empêche, l’enfance, le travail, le capitalisme et la société ont bien changé depuis 1867…
« Nous ne sommes plus dans une logique de contribution des enfants à l’économie familiale dans la plupart des cas, dit la professeure Burgess. Moi-même, quand je travaillais comme adolescente, c’était pour m’acheter mes propres choses. Ça fait un certain temps, disons depuis la fin des années 1960, que pour beaucoup de jeunes, le travail n’est pas une obligation, mais plutôt une expérience valorisante. »