Les jeux de rôle, inspirés de «Donjons et Dragons», sortent de l’ombre

Jérémie St-Cyr (deuxième à gauche) entouré de ses amis de Voix et Légendes
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Jérémie St-Cyr (deuxième à gauche) entouré de ses amis de Voix et Légendes

Les elfes, les géants et les paladins du jeu de rôle Donjons et Dragons s’échappent enfin des confins des sous-sols. L’univers créé en 1974 par Gary Gygax frappe le grand et le petit écran, se décline en genres innombrables et se révèle être un havre thérapeutique pour ses adeptes.

« La passion m’est rentrée dedans comme un autobus. » Jérémie St-Cyr ne cadre pas exactement avec le stéréotype du timide joueur de Donjons et Dragons. Le jeune homme volubile et avenant est pourtant un porte-étendard de ce jeu de rôle au Québec. Lui et sa bande de joyeux lurons diffusent leurs délires sur Internet sous le nom de Voix et Légendes, un calque de l’émission américaine Critical Role.

Chacun des participants, des acteurs de formation, incarne un personnage alter ego. Le narrateur St-Cyr guide les aventuriers dans des péripéties inventées et souvent improvisées. Il les invite à pourfendre des ennemis imaginaires, à charmer des malandrins, ou à débusquer les pièges dans un univers médial fantastique.

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Balado | «Donjons et Dragons» sort du sous-sol

Jérémie St-Cyr et ses compagnons ont tenté leur chance dans ce monde bourré de calculs et de statistiques dont ils ne connaissaient pas grand-chose il y a tout juste deux ans. « Je cherchais une façon qu’on ne se perde pas de vue en sortant de l’école [de théâtre] », raconte le maître du jeu. « On voyait que Donjons et Dragons montait en flèche, c’était une question de temps. On a voulu être à l’avant-garde de ça. »

St-Cyr invente alors une histoire, le nez plongé dans des livres de règlements et autres bestiaires, et puis déniche un studio. « On raconte des histoires et on a du plaisir entre amis, sans jugement. Et tout ça a débloqué la fibre artistique. Ça pousse à écrire, à inventer, indique-t-il. Les gens ont envie d’incarner une personne, d’incarner un univers, puis de ne pas avoir de limite. On ne peut pas créer un jeu vidéo où l’on peut tout faire. Je crois que le jeu de rôle est venu pallier ça. »

Des centaines de personnes suivent désormais les péripéties de la bande. Le jeu de table niché devient dans ses mots une formule de divertissement « noble », le prisme du jeu permettant d’explorer toutes sortes d’identités. « On est maintenant dans une ère de vivre et laisser vivre, et Donjons et Dragons en bénéficie. C’est rentré dans le mainstream. »

Payant en monnaie sonnante et trébuchante

La série américaine Stranger Things, dont la plus récente saison s’ouvre avec une séance de Donjons et Dragons, a aussi nourri ce regain de popularité. Hollywood s’est maintenant mis de la partie avec une production de 151 millions de dollars étiquetée « Donjons et Dragons » qui prendra l’affiche le 31 mars sous le nom de L’honneur des voleurs.

Le Québec ne reste pas en plan et saute lui aussi dans l’aventure. Un autre film basé sur cet univers fantastique, titré Farador, prendra l’affiche fin avril. La coïncidence entre les dates de sortie des deux longs métrages n’est pas sans désenchanter un brin le réalisateur, Édouard Albernhe-Tremblay.

« Pendant 12 ans, je n’ai eu que des refus », confie-t-il en entrevue au Devoir. « Faire un film avec des éléments fantastiques au Québec, quand t’as pas fait tes preuves, c’est bien difficile, même si 75 % de ton histoire se passe dans la réalité et 25 % dans le monde fantastique. […] Ils étaient un peu comme “Voyons, le jeune, t’es fou, tu veux faire des boules de feu et des éclairs ?” »

La clé du succès : il faut « exagérer un peu les règles » pour que le commun des mortels comprenne.

Son récit s’inspire du court métrage homonyme archi populaire de 2006 dans lequel un quidam retrouve des années plus tard ses vieux amis qui n’ont jamais cessé de jouer. Il se moque de ces nerds coincés dans le passé. « Oui, tu ris des personnages, mais c’est un hommage à ce trip-là », indique le cinéaste. « Au bout du compte, tu te rends compte que ce sont des gens qui travaillent quand même à l’amélioration d’eux-mêmes. »

Lui-même joueur, jadis, Édouard Albernhe-Tremblay a vu le jeu évoluer et repartir de plus belle. « Je connais de plus en plus de parents qui initient leurs enfants. J’ai des amis qui les ont embarqués dans leur quête d’aventures. »

Une explosion de styles

La pandémie a vidé les livres « D&D » et autres jeux de rôle des rayons de l’un des plus gros magasins ludiques à Montréal, Le Valet d’Coeur. Et la nouvelle tendance se maintient. Deux des plus grands concurrents du jeu vedette ont vendu tous leurs tirages pour l’année 2023 dans le dernier mois, affirme la cogérante Rachael Hardies.

« On a des clubs dans des écoles qui nous contactent pour acheter toutes les pièces pour jouer. C’est un bon investissement, parce que même si les livres de base sont un peu chers, tu rentabilises ça avec une longue campagne, note-t-elle. Les jeux de rôle, avec de l’imagination, tu en as pour des années. »

Si le confinement a donné un coup de pouce aux activités de table, l’inspiration débordante des fabricants y joue aussi pour beaucoup. Les histoires de donjons et de dragons ne sont plus les seules légendes dans lesquelles on injecte de la fantaisie.

On vend depuis peu des jeux de rôle de science-fiction, d’horreur, d’espionnage, etc. « Il y en a même un sur Mon Petit Poney, remarque Rachael Hardies en riant. Si ça existe, il y a un jeu de rôle qui va avec. J’en ai même un avec des ours qui font des braquages de banque. C’est devenu vraiment flyé. »

Hasbro, le propriétaire de Donjons et Dragons depuis 1999, est en partie responsable de la multiplication de ces jeux à cause d’une réorganisation de l’entreprise en 2021. Des documents qui ont fuité ont suggéré que le géant du jouet allait changer les règles et restreindre la possibilité des créateurs d’en profiter ouvertement.

La nouvelle a fait l’effet d’un électrochoc parmi les millions de joueurs. La liberté, qui fait la richesse de ce passe-temps, était attaquée. Les dirigeants ont finalement reculé devant la grogne populaire. « C’est clair par votre réaction que nous avons roulé un 1 », a concédé la marque. Le mal était fait. Des milliers d’abonnements ont été annulés dans la foulée. D’autres jeux ont sauté dans cette arène où la créativité règne.

« Je ne sais pas où la poussière va tomber à la fin, mais c’est bon pour le loisir en tout cas », estime Rachael Hardies. Hasbro n’a pas jeté son dernier sort et prévoit lancer une nouvelle version de ses règles en 2024 sous l’étendard One D&D. Entre le folklore et la franchise commerciale, qui gagnera la bataille ?



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