«Le Canada, ça ne marche pas pour nous»

« Ne m’amène personne demain, la frontière ferme cette nuit à minuit », répète Sergio pour la énième fois. Son téléphone ne dérougit pas de toute l’entrevue, réalisée dans cette station-service de Plattsburgh, le dernier arrêt avant le chemin Roxham pour nombre de demandeurs d’asile en route vers le Canada.

Encore en fin de journée, le butoir n’était fait que de papier et d’incertitudes au sud de la frontière, sur le parcours le plus souvent emprunté par les migrants. Le premier ministre Justin Trudeau était en train de confirmer ce qui avait commencé à s’ébruiter la veille : Ottawa et Washington étaient parvenus à un accord pour faire des 8900 kilomètres entre les deux pays un passage officiel.

À partir de minuit, les agents frontaliers vont donc renvoyer les ressortissants qui franchissent la frontière de manière irrégulière. Personne ne sait encore dire de quelle manière se déploieront les 15 000 places que le Canada a accepté de créer « pour des motifs humanitaires ».

Les migrants devront-ils soumettre un dossier depuis leur pays d’origine ? Ou pourront-ils le faire à un poste-frontière officiel ? Et quels pays de « l’hémisphère occidental » seront inclus ?

Sur le terrain, les migrants et leurs facilitateurs en taxi n’en savaient rien. L’information sur le nouvel accord circulait déjà dans des groupes de migrants sur les réseaux sociaux dès vendredi matin, mais peu semblaient connaître l’échéance réelle.

Peu à peu, les conséquences se matérialisaient tout de même, implacablement.

Au chemin Roxham, du côté américain, alors qu’il ne reste que quelques heures pour demander l’asile en empruntant cette voie de passage irrégulier, l’Agence des services frontaliers s’affaire à installer de nouvelles pancartes. La vieille version qui disait « Arrêtez, stop, il est illégal de passer la frontière ici ou ailleurs qu’à un point d’entrée » est remplacée par un message qui sera dévoilé sur le coup de minuit.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir À quelques heures de la fermeture du chemin Roxham, les pancartes jusqu'ici installées ont été retirées pour laisser la place à de nouveaux panneaux.

Une famille du Nicaragua traversait la frontière par le chemin Roxham, une petite fille de quatre ans emmitouflée dans sa combinaison rose bonbon. « On s’est dépêchés, car on savait que ça fermerait, mais pas aussi vite que cette nuit », dit au Devoir sa mère.

Pas de cohue

À Plattsburgh, un autobus tourne dans le stationnement, le dernier sur l’horaire en provenance de la ville de New York avant l’échéance de minuit dans la nuit de vendredi à samedi. Le prochain ne doit s’amener qu’à 2 heures du matin, et les chauffeurs de taxi se demandent ce qui arrivera aux passagers qui ne pourront cette fois pas continuer plus loin : « Cette place est fermée la nuit. Les gens n’iront pas à la frontière, ils vont être arrêtés après minuit », dit Tom, un autre chauffeur de taxi, en pointant le dépanneur de la station-service du menton.

C’est un autre habitué de ce bout de chemin, les derniers kilomètres d’un trajet qui en a parfois compté des milliers à travers plusieurs pays du continent. Un homme qui dit venir d’Afghanistan s’engouffre dans sa voiture, un air entre le soulagement et la nervosité.

Une femme d’Haïti est assise tout près de sa valise, un numéro de téléphone sur un bout de papier dans une main, son cellulaire dans l’autre.

Les demandeurs d’asile passent au compte-gouttes aujourd’hui, remarque le commis un peu renfrogné.

Là où ils se destinent, au bout du chemin Roxham, dans ce passage de quelques mètres de large et de long vers le Canada, ils ont pourtant été près de 9400 en janvier et février de cette année à demander l’asile et 39 000 l’an dernier.

La plupart refusent de donner leur nom, tout comme les chauffeurs de taxi. Les uns craignent que la publication nuise à leur dossier d’immigration, les autres veulent s’éviter des ennuis judiciaires, même s’ils travaillent tous à la lumière du jour.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Un migrant d'Afghanistan embarque à bord d'un taxi qui le mènera au chemin Roxham, à quelques heures de sa fermeture.

« Ils ont tout à fait le droit de déplacer des passagers », assure Amy Mountcastle, une anthropologue de l’Université d’État de New York (SUNY) qui a passé des dizaines d’heures sur le terrain à documenter le visage humain de cette migration.

De retour à la station-service entre deux virées, Sergio répète entre ses nombreux appels de New York, de la Virginie, d’Haïti et même de l’Arabie saoudite : « Je leur ai dit de ne pas prendre l’avion, de ne pas prendre le bus, de ne pas bouger. Ils ne pourront pas passer. »

Bud, un autre chauffeur qui passe par là, abaisse sa fenêtre de voiture et se risque à demander si on sait ce qui va arriver. « Je vais aller demander à la patrouille frontalière, elle va me le dire », lance-t-il.

Il reste un peu, tout de même, pour dire qu’il « se sent mal pour eux » : « ils fuient la mort, plusieurs m’ont raconté des choses dures », mais ils n’arriveront pas à la destination souhaitée.

« Il n’y a pas de structure d’accueil ici, à Plattsburgh, alors tout le monde craint qu’ils se retrouvent bloqués […] comme en suspens ici », expose la professeure Mountcastle, postée près du bus qui vient d’arriver.

Cette crainte du manque de structure d’accueil vient de changer de côté de la frontière, remarque-t-elle.

Au chaud à l’intérieur alors que la température baisse, une famille de l’Équateur cherche plutôt une manière de regagner la ville de New York. Elle a fait le chemin inverse : elle revient du Nord. « On nous avait dit d’aller au Canada, qu’on trouverait du travail. On a passé deux mois et demi là-bas et le permis de travail n’arrivait toujours pas », dit Marcelo, le père d’un jeune homme de 24 ans qui se présente sous le nom de Jefferson.

Son jeune frère de 10 ans, dont ils protègent même le prénom, a enfoui sa tête dans le dos de sa tante Nancy, qui les accompagne. Ils ne pouvaient pas rester sans argent et sans travail, explique-t-elle à son tour. « Nous sommes venus à pied de l’Équateur, tu ne peux pas savoir par quoi on est passés », dit-elle. Ils tentent maintenant de rejoindre un autre membre de leur famille, mais ils n’ont de l’argent que pour le passage vers Albany. Regrettent-ils d’être revenus au sud de la frontière ? « Le Canada, ça ne marche pas pour nous », dit-elle.

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