Pour sortir de l’itinérance, pas de porte, pas de mille-feuille

Le quartier résidentiel Limoilou, à Québec
Photo: Guy Banville Getty Images Le quartier résidentiel Limoilou, à Québec

Contrairement à ce que beaucoup craignaient, aucun itinérant n’est mort de froid cet hiver au Québec. Haltes chaleur, sites de débordement pour les refuges, des solutions de dernière minute ont dû être déployées un peu partout pour éviter le pire. Premier bilan de solutions aux allures de diachylon. Troisième texte de notre série.

Le maire de Québec, Bruno Marchand, et d’autres élus visitent cette semaine Helsinki pour s’inspirer de ses politiques d’« itinérance zéro ». Or, c’est surtout en misant sur l’accès au logement que la capitale finlandaise a presque fait disparaître l’itinérance. Une approche bien difficile à imiter au Québec en pleine pénurie.

La chercheuse Céline Bellot compare le modèle finlandais à un « mille-feuille » en matière de logement. D’abord, à Helsinki, le parc locatif régulier est vaste. C’est « la base » du fameux mille-feuille, note la professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal qui mène des recherches en itinérance depuis vingt ans.

Dans le passé, la ville de 600 000 habitants a multiplié les acquisitions d’immeubles, tant et si bien qu’elle possède 70 % des terrains sur son territoire et peut contrôler l’offre en logements.

S’ajoutent des dizaines de milliers de logements sociaux et toutes sortes de formules d’hébergement transitoires. Surtout, le gouvernement a investi massivement dans le soutien psychosocial, souligne-t-elle. « Il y a des unités de 26 logements avec 12 intervenants. […] Ils ont investi sur la stabilité résidentielle, mais sur l’accompagnement aussi. »

Le nombre d’itinérants en Finlande est ainsi passé de 20 000 à moins de 4000 depuis le milieu des années 1980. Quand Bruno Marchand parle d’itinérance zéro, c’est à cela qu’il se réfère.

À la recherche de portes

Une proposition jugée fantaisiste par bien des intervenants du communautaire. Au lieu d’un mille-feuille, beaucoup disent n’avoir que des miettes à offrir aux personnes de la rue qui essaient d’en sortir. « Il n’y a pas assez d’hébergement de transition, pas assez d’hébergement social avec soutien communautaire », déplore le coordonnateur du Collectif régional de lutte à l’itinérance en Outaouais (CRIO), Nick Paré. « Ça fait que tout redescend. […] Quand on a des gens qui seraient prêts à aller à l’étape suivante pour, admettons, sortir de l’hébergement d’urgence, ils sont bloqués au niveau de l’hébergement de transition. Et s’ils veulent aller en appartement, oubliez ça ! »

En théorie, ces personnes sont admissibles à des programmes de supplément au loyer (PSL dans le jargon). Les PSL sont des subventions accordées aux propriétaires pour compléter la part de logement que le locataire n’est pas en mesure de payer.

Or le système des PSL a ses limites, explique Céline Bellot. « Ça a fonctionné pendant un certain temps. On donnait un supplément et on arrivait à trouver un logement. Mais là, les intervenants trouvent de moins en moins de logements. Donc tout le monde perd de l’énergie et de l’argent parce qu’il n’y a pas assez de portes. »

En fait, dans certaines villes, comme Val-d’Or, il n’y a tout simplement plus de portes, explique Stéphane Grenier, responsable du refuge La Piaule. « On en a, des PSL, mais [on n’a] pas de propriétaires », dit-il. La présence des mines et leurs salaires alléchants font en sorte que ces derniers préfèrent louer à des travailleurs de passage.

Les itinérants demeurent donc au refuge La Piaule durant de plus longues périodes, ce qui prive de nouvelles personnes de l’accès aux services. « Ils restent là plus longtemps parce qu’on n’a rien à leur offrir. »

À Sherbrooke, le coordonnateur de la Table itinérance Sherbrooke, Gabriel Pallotta, observe le même phénomène. « C’est un problème majeur. On crée un goulot d’étranglement à la ligne d’arrivée. » Une situation compliquée par un autre goulot d’étranglement, cette fois dans l’accès aux services en santé mentale, fait-il remarquer.

Plus d’options, mais plus de besoins

Du côté de Québec, le portrait est plus nuancé. Le système est tendu, mais pas complètement bloqué.

Au Squat-basse-ville, qui héberge des jeunes qui sont à risque de se retrouver à la rue, la liste d’attente est deux fois plus longue que les 17 places que compte la ressource. Incapables d’accéder à des appartements sur le marché, les jeunes ont tendance à rester plus longtemps, constate la directrice, Véronique Girard. « On en a qui sont prêts à partir, mais n’ont pas de portes de sortie. »

Du côté du YWCA, qui accueille des femmes en situation de vulnérabilité, les portes aussi se font rares, concède la directrice, Stéphanie Lampron. « Quand je suis arrivée ici, il y a 12 ans, on avait 36 chambres et on faisait 300 refus par an. Aujourd’hui, j’ai 60 chambres et on est rendus à 3000 refus. »

Une petite marge de manoeuvre se dessine toutefois au YWCA avec l’ouverture en juin d’une nouvelle maison de chambres, qui permettra d’héberger 14 femmes qui ne sont pas encore prêtes à vivre seules.

Et malgré la pénurie, les organismes Clés en main et Porte-clés ont réussi cette année à placer 82 personnes dans des appartements avec un PSL, souligne le directeur de Clés en main, Mario Bousquet. « Il y a de belles réussites », dit-il. « Mais on ne peut pas nier que le marché est plus serré. »

Le gouvernement, signale-t-il, a quand même assoupli certains critères d’accès aux PSL pour les jeunes et les personnes qui sortent de l’itinérance. Désormais, à Québec, il leur est possible d’accéder à des appartements dont le loyer est plus cher (jusqu’à 1200 ou 1300 $ pour un trois et demie).

Malheureusement, ce n’est pas comme cela partout. Dans Portneuf, les critères d’accès fixés en fonction des prix médians limitent l’accès à tous les logements de plus de 600 $, déplore-t-il. « Dans Portneuf, j’ai 15 PSL que je ne suis pas capable d’attribuer. »

Le directeur de Lauberivière, Éric Boulay, qui travaille dans le milieu depuis 25 ans, constate qu’il a « plus d’outils et de leviers » qu’avant pour sortir les gens de la rue. Le problème, dit-il, c’est que « l’état de la société fait en sorte que plus de gens sont précipités dans l’exclusion et que l’itinérance augmente ».

L’effet combiné de la pandémie et de la pénurie de logements a assurément balafré le portrait de l’itinérance. Mais reste à savoir si l’effet est temporaire ou s’il s’agit d’une nouvelle réalité.

Quand je suis arrivée ici, il y a 12 ans, on avait 36 chambres et on faisait 300 refus par an. Aujourd'hui, j'ai 60 chambres et on est rendus à 3000 refus.

 

Sur le terrain, tous disent que le nombre d’itinérants a augmenté. Or on ne dispose pas encore de données pour le mesurer.

À l’automne, une vaste opération de dénombrement des personnes itinérantes a été effectuée dans une série de villes, mais les résultats n’ont pas encore été rendus publics.

Dans six mois, l’Union des municipalités du Québec tiendra un premier grand sommet sur l’itinérance. Un exercice qui vise à chiffrer le poids financier grandissant que cela représente pour les municipalités. Et à sortir de la logique d’urgence, soulignait récemment la mairesse de Gatineau, France Bélisle, dans une lettre publique. « Aucune solution pérenne n’est actuellement prévue. Chaque année, c’est à recommencer. »

À voir en vidéo