Le proprio du bâtiment incendié n’était pas étranger au TAL

Plusieurs anciens locataires du bâtiment incendié dans le Vieux-Montréal ont témoigné au Devoir du « climat de peur » qui aurait régné au cours des dernières années entre les murs de cet édifice patrimonial, qui offrait jadis des loyers abordables, avant de laisser place à des locations à court terme et à des baux onéreux.

Mardi après-midi, une deuxième victime a été extirpée des décombres de l’édifice, portant à deux le nombre de morts confirmés à la suite de cet incendie, qui a fait neuf blessés jeudi dernier. On ignore l’identité de la deuxième victime, dont le corps sera analysé par le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale.

Cinq personnes manquent par ailleurs toujours à l’appel. Parmi les personnes disparues se trouveraient des résidents du Québec, de l’Ontario et des États-Unis. La recherche dans les décombres est toutefois complexifiée par le piètre état du bâtiment incendié, a indiqué en matinée l’inspecteur David Shane, du Service de police de la Ville de Montréal.

« Il y a des endroits où la toiture est effondrée sur les étages et où les étages sont empilés les uns par-dessus les autres. On fait face à une scène de destruction », a-t-il résumé en point de presse.

Intimidation et menaces

Le propriétaire du bâtiment de la rue du Port incendié jeudi dernier a eu plusieurs démêlés avec des locataires dans les dernières années. Il est par ailleurs propriétaire d’une quinzaine d’immeubles dans la métropole.

Ainsi, depuis 2020, Emile-Haim Benamor a accumulé plus d’une vingtaine de décisions du Tribunal administratif du logement (TAL) concernant des locataires de huit de ses bâtiments situés à Montréal et à Westmount, a constaté Le Devoir. Certains dossiers au TAL font état de locataires ayant poursuivi ce propriétaire pour réclamer des diminutions de leur loyer ou encore des dommages moraux et punitifs pour des « troubles et inconvénients » ou le « harcèlement » qu’ils allèguent avoir subi.

Catherine Joyal est demeurée pendant trois ans dans le bâtiment incendié du Vieux-Montréal. L’année où elle a emménagé dans cet édifice de 14 logements, en 2009, l’immeuble a été acquis par Emile-Haim Benamor pour la somme de 1,65 million de dollars. À ce moment-là, « ça a vraiment changé. Le climat qui a commencé à régner, c’était un climat de peur, d’intimidation, de harcèlement », affirme Mme Joyal, qui a quitté ce bâtiment en 2012.

Pendant son séjour dans cet édifice, la locataire s’est battue devant le TAL contre le propriétaire qui, soutient-elle, souhaitait la voir quitter son appartement pour lequel elle déboursait un loyer « vraiment pas cher ». Elle dit s’être sentie menacée. « Il est entré chez nous plusieurs fois, sans préavis, à 6 h du matin », affirme Mme Joyal, qui demeurait alors avec son ancien conjoint. « Éventuellement, je suis partie, je n’étais plus capable. »

Le 6 septembre 2012, M. Benamor a d’ailleurs perdu une cause devant le TAL après avoir tenté d’évincer l’ex-conjoint de Mme Joyal, Piotr Torbiki, sous motif qu’un bail avait été cédé à ce dernier par un ancien locataire sans l’autorisation du propriétaire. Or, « la résiliation du bail demandée est apparue davantage importante pour évincer le locataire pour disposer des lieux dans un but autre », a constaté la juge administrative Jocelyne Gascon, qui a validé la cession de bail en faveur du locataire. Le loyer mensuel de ce logement s’élevait alors à 400 dollars.

Un autre locataire, qui a requis l’anonymat par crainte de représailles de son ancien propriétaire, a quant à lui quitté « en plein milieu de la nuit » en février dernier son logement qu’il occupait depuis plusieurs années, inquiété par la pression incessante de la part d’Emile-Haim Benamor. Ce dernier lui aurait fait savoir qu’il souhaitait l’évincer pour louer ce logement sur Airbnb. Comme le locataire refusait de partir, il aurait vu son loyer gonfler rapidement dans les dernières années pour atteindre 1800 dollars, comme en témoigne son dernier renouvellement de bail.

Buster Fraum a pour sa part vécu à deux reprises dans ce bâtiment, soit pendant quatre mois à l’été 2015 et de nouveau pendant un an à partir de l’été 2020. Lui aussi affirme avoir eu maille à partir avec le propriétaire de ce bâtiment, qui, affirme-t-il, était en bien mauvais état. « J’ai appris à cesser de prendre ma douche le matin, parce que si le propriétaire était là, il cognait sur ma porte en criant pour me demander de cesser de prendre ma douche parce que ça créait une fuite d’eau dans l’escalier », confie-t-il.

« Je suis sûre que s’ils avaient fait des inspections, il n’aurait pas laissé ça comme ça », lance pour sa part une ancienne locataire du bâtiment, en référence aux inspecteurs de la Ville de Montréal. La dame, qui a demandé à conserver l’anonymat, avait aussi constaté en 2021 que ce bâtiment était mal entretenu. « La police, la Ville de Montréal, ils pouvaient lui donner des amendes, quelque chose pour éviter ce qui s’est passé. Mais ils n’étaient pas là. »

Au moment où ces lignes étaient écrites, la Ville n’avait pas répondu aux questions du Devoir concernant le nombre d’inspections réalisées dans ce bâtiment depuis son acquisition par Emile-Haim Benamor en 2009, ni sur le nombre de permis qui lui ont été octroyés.

Le propriétaire et son avocat n’ont pour leur part pu être joints par Le Devoir, mardi.

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