Des haltes chaleur ont manqué de personnel pour fonctionner

Marie-Soleil, rencontrée à la Cheminée nocturne dans le quartier Saint-Roch, à Québec, est originaire des Laurentides et a passé plusieurs années dans la rue à Montréal avant d'arriver à Québec.
Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir Marie-Soleil, rencontrée à la Cheminée nocturne dans le quartier Saint-Roch, à Québec, est originaire des Laurentides et a passé plusieurs années dans la rue à Montréal avant d'arriver à Québec.

Contrairement à ce que beaucoup craignaient, aucun itinérant n’est mort de froid cet hiver au Québec. Haltes chaleur, sites de débordement pour les refuges, des solutions de dernière minute ont dû être déployées un peu partout pour éviter le pire. Premier bilan de solutions aux allures de diachylons. Deuxième texte de notre série.

Créées dans l’urgence pour empêcher que des itinérants ne meurent de froid, des haltes chaleur ont manqué de personnel pour fonctionner. Elles ont dû recourir à du personnel moins qualifié et parfois plus vulnérable… qui restait moins longtemps.

La Cheminée nocturne dans le quartier Saint-Roch, à Québec, a vu ses intervenants démissionner les uns après les autres cet hiver. Des sept employés recrutés au début de la saison, il n’en reste plus que deux, confiait récemment au Devoir Olivier Martin, directeur du soutien à la famille et à la communauté au YMCA et responsable du projet. « Veut, veut pas, c’est une job qui est pas facile », résumait-il en entrevue.

« Avec la pénurie de main-d’œuvre, on n’a pas nécessairement été capables d’embaucher de la main-d’œuvre d’expérience. Ça fait qu’il y a eu du roulement. Il y a du monde qui ne s’attendait pas à ce que ce soit ça… Ça a été rough au début. »

Contrairement à bien des ressources, les haltes chaleur accueillent tout le monde, y compris les personnes intoxiquées ou en état d’ébriété. En pleine pénurie, recruter des gens pour travailler la nuit n’importe où relève déjà de la quadrature du cercle. On imagine le défi pour ces haltes.

Mais la Cheminée nocturne a quand même pu rester ouverte et roule en ce moment grâce au concours d’un agent de sécurité et de quatre « intervenants ». Le mot est entre guillemets parce qu’ils ne sont « pas nécessairement formés en itinérance », a précisé M. Martin, qui parle d’étudiants en intervention et de personnes en recherche d’emploi.

Dans les ressources en itinérance, le manque de personnel est « le problème numéro 1 », selon Boromir Vallée Dore, directeur général du Réseau solidarité itinérance du Québec (RSIQ). L’enjeu est généralisé, mais il s’est révélé encore plus critique dans les haltes chaleur en raison des horaires et du caractère saisonnier du travail. « On leur demande d’accueillir les non-accueillis, tous ceux qui ne fittent nulle part. Évidemment, il faut quand même être aguerri, ça demande de l’expertise et de l’expérience pour y arriver. »

« Spirale négative »

À Val-d’Or, les ressources n’essaient même plus de recruter des gens qualifiés, explique Stéphane Grenier, président du refuge La Piaule et responsable d’un centre de débordement aménagé dans le sous-sol de l’église depuis deux ans. « Moi, j’embauche uniquement des gens avec des grands cœurs et aucune formation, dit-il. Les gens qui finissent l’université dans la région, ils travaillent tous pour le CISSAT [le Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue]. »

Les gens qu’il a recrutés « s’en sortent bien », poursuit-il. « Ils ont une expérience de vie, de la rue. Ils ne prennent pas les choses “personnel”. C’est du monde tough. » Mais il y a « quand même un certain roulement de personnel », reconnaît-il.

Sherbrooke aussi a testé la formule de la halte chaleur cet hiver. D’un jour à l’autre, on y a accueilli entre 5 et 15 personnes par soir, selon le coordonnateur de la Table itinérance Sherbrooke (TIS), Gabriel Pallotta. De peur de cannibaliser du personnel précieux dans d’autres ressources, M. Pallotta n’a même pas essayé de recruter des intervenants. « On savait que c’était impossible d’en trouver avec les horaires qu’on avait. Alors on est tout de suite allés vers des agences de sécurité. » Une intervenante et une paire aidante se sont jointes à l’équipe, mais tard dans la saison. Au final, « ça s’est quand même bien passé », selon lui, « mais dans un monde idéal, on aurait sur place un agent et un intervenant. »

En Outaouais, la situation a parfois été chaotique. Début décembre, le coordonnateur du Collectif régional de lutte à l’itinérance en Outaouais (CRIO), Nick Paré, sonnait l’alarme.

« On a des gens qui sont moins formés qu’à une certaine époque parce qu’il y a une pénurie. Mais en plus, on a de la misère à bien les former. Ils s’en vont plus rapidement, les conditions sont plus difficiles. C’est comme une spirale négative qui rend les conditions de plus en plus difficiles pour tout le monde. »

Ce qui a eu des impacts négatifs sur les services offerts, observe-t-il avec le recul. « Les gens non ni l’expérience ni la formation technique. […] Ça donne des intervenants moins capables de faire de la désescalade de crises. Alors ils appellent la police, mettent les gens en accès limité plus rapidement parce qu’ils se sentent en danger. »

Mais le personnel aussi en souffre. L’état des personnes en situation d’itinérance se dégrade « plus rapidement qu’avant », selon lui. « Ça rend les milieux de vie, les milieux d’hébergement et les haltes chaleur beaucoup plus difficiles à vivre pour les gens, mais en même temps pour les travailleurs et travailleuses du communautaire », poursuit-il.

Le personnel à risque lui aussi

Depuis le début de la pandémie en 2020, 79,5 % des intervenants travaillant auprès des itinérants ont vu leur santé mentale se détériorer, selon une recherche publiée dans la Revue canadienne de psychiatrie en 2022.

Ces statistiques sont semblables à celles observées chez le personnel de la santé, relève son auteur, Nick Kerman, chercheur à l’Institut de recherche Campbell en santé mentale à Ottawa. La différence, c’est que les gens qui travaillent auprès des itinérants « ont reçu moins d’attention », dit-il.

Le chercheur n’a pas relevé de différences entre l’état des travailleurs des sites d’urgence et ceux des refuges habituels. Le facteur déterminant, dit-il, est la proximité des travailleurs avec les personnes en détresse et la fréquence de ces rapports.

« Les travailleurs interviewés ont été exposés à des crises, des overdoses, des suicides et de la violence chez les gens qui fréquentent les services », note-t-il dans une autre publication sur le même sujet. Or « ce groupe de travailleurs n’a pas toujours accès à la formation requise pour bien réagir ». Il est, dès lors, plus à risque de souffrir de détresse, conclut-il.

On s’en doute : plusieurs en tirent la conclusion qu’il faut mieux former et mieux payer ses personnes.

« Nos membres nous disent à bien des endroits que les fonds qu’ils ont pour rouler ne leur permettent pas d’aller chercher les ressources qu’il faudrait », plaide Boromir Vallée Dore, du RSIQ.

Les conditions de travail varient d’un endroit à l’autre, mais certains organismes de lutte contre l’itinérance ont déjà augmenté les salaires. À La Piaule de Val-d’Or, le personnel autrefois payé autour du salaire minimum gagne désormais au-delà de 20 $ l’heure, indique Stéphane Grenier. Une nécessité dans une région où l’industrie minière pousse les payes à la hausse. Pas le choix, dit-il. « Chez nous, même le McDonald’s offre 17 $ l’heure. »

Avec Sébastien Tanguay

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