Une nuit au cœur de l’itinérance à Québec
Contrairement à ce que beaucoup craignaient, aucun itinérant n’est mort de froid cet hiver au Québec. Haltes chaleur ou sites de débordement pour les refuges, des solutions de dernière minute ont dû être mises en place un peu partout pour qu’on évite le pire. Pour le premier texte d’une série de trois, Le Devoir a passé une soirée à la Cheminée nocturne, un refuge d’urgence de la capitale nationale où un filet social fragile se déploie, nuit après nuit, avec les moyens du bord.
Quinze minutes avant l’ouverture, une chorégraphie bien orchestrée se répète tous les soirs. Eau chaude dans le percolateur, chaises pour le coin socialisation, tables renversées pour séparer les aires de repos. À 22 h, ouverture des portes : les premières personnes entrent dans la salle, le tumulte enfle rapidement dans le petit local.
La pièce se remplit vite, à l’image des gobelets de café que chacun vient chercher pour se réchauffer. Plusieurs s’empressent de déposer leur baluchon pour réserver une place où dormir, à même le plancher. Leur sommeil devra se faufiler entre le brouhaha ambiant, le va-et-vient constant et les crises qui explosent sans crier gare.
« Va-t-en, criss de folle ! Tu me harcèles ! » Dès le départ, une femme en abreuve une autre d’injures. La proximité, dans ce local exigu, crée des flammèches susceptibles d’embraser à tout moment ce microcosme explosif. Un intervenant s’agenouille rapidement près de la dame pour la calmer. La soirée commence à peine que, déjà, la quiétude ambiante paraît aussi fragile qu’une bulle de savon.
Toxicomanes, alcooliques, prostituées, anciens détenus ou simples miséreux : ici convergent, dans un local grand comme une classe d’école, les plus poqués de la société. Ce sont les malheureux et les malheureuses qui tendent la main, le jour, en quête d’un peu de monnaie ou de nicotine. Ce sont ceux et celles qui délirent au coin des rues parmi les quidams qui accélèrent le pas. Ce sont des gens qui sortent de prison après avoir passé, parfois, plus de temps à l’intérieur de leur cellule qu’à la maison.
« Moi, je suis rentré là pour meurtre », explique Harley, assis sous la lumière crue du secteur réservé à ceux et celles qui viennent placoter. « J’ai passé 33 ans là-bas, et je suis rentré dans le crime organisé en dedans, souligne-t-il sans retenue. Ça n’a pas aidé ma cause. »
Sur la chaise d’à côté, Michel engloutit un hot-dog avec appétit. Lui aussi a trempé dans la criminalité. « Le Allô-Police, Le Journal de Montréal, explique-t-il. J’ai eu ma photo dans tous les médias ! »
Au milieu de la salle, une femme récite à voix haute un discours adressé à personne, sinon aux chimères qui hantent son esprit. Il est question de procès, de crimes : la tirade durera, presque sans interruption, pendant près de deux heures. Soudain, un homme se dresse, les yeux exorbités, visiblement en crise. Le gardien, Max, épaules et sourire larges comme une garde-robe, l’escorte tranquillement vers l’extérieur.
Au milieu de ce chaos parfois brutal, quelques gestes de tendresse. Josée, une cinquantaine d’années, le dos voûté par mille et une misères et fière grand-mère, dépose doucement une couverture sur une dormeuse malade. Elle reprend sa discussion avec Marie-Soleil, la quarantaine, le regard encore lumineux malgré 15 ans d’itinérance. « Je veux faire des conférences pour démystifier c’est quoi, être une femme dans la rue, explique celle-ci avec entrain. Nous sommes des battantes, courageuses, inspirantes ! »

« Ç’a été rough, au début »
Cet univers tient en équilibre, nuit après nuit, sur les épaules d’une équipe d’intervenants qui se comptent sur les doigts d’une main. Ils étaient quatre lors du passage du Devoir, seuls pour gérer dix fois plus de personnes.
« Nous avons eu des enjeux de recrutement », explique Olivier Martin, le directeur des programmes de soutien à la famille et à la communauté au sein du YMCA Saint-Roch. Quelques semaines après l’ouverture de la Cheminée nocturne, en décembre, deux coordonnateurs ont quitté le navire, dont un affecté exclusivement à la gestion du refuge d’urgence.
« Je me retrouve à faire la job de tout ce monde-là », indique-t-il. En plus de son emploi de jour, il vient presque chaque nuit s’assurer du bon démarrage de la soirée au refuge. « Nous avons eu beaucoup de roulement. Ç’a été rough, au début. »
Depuis l’ouverture du refuge, il a fallu remplacer trois fois les poignées de porte des toilettes. Une des deux salles de bain était aussi condamnée lors du passage du Devoir : les usagers, parfois sous l’influence de la drogue, ont tenté d’arracher le mobilier.
« On ne s’attendait pas à ça », concède M. Martin. L’hiver dernier, le refuge d’urgence de Québec, planté dans un local plus vaste, était un havre de tranquillité en comparaison avec cette année. « C’était beaucoup plus relax. Nous étions dans les règles sanitaires, nous avions deux mètres de distance et beaucoup plus de contrôle. »

Cet hiver, la salle est plus petite et la promiscuité, plus dérangeante, dans un local où, par grand froid, 65 personnes ont déjà cohabité. Il faut faire attention à la prostitution et aux agressions qui peuvent survenir. La police intervient presque tous les soirs pour gérer des situations volcaniques à la demande des membres de l’équipe.
La drogue de mauvaise qualité a fait bondir l’agressivité depuis un an. « Une pilule coûte 50 cents et c’est de la cochonnerie », explique Alex, un des quatre intervenants rencontrés à la Cheminée. À 23 ans, il n’est même pas le cadet de l’équipe d’intervention. « Il y en a deux autres, dit Alex, qui ont juste 19 ans. »
« Ils sont déjà à terre »
Il y a aussi Daniel. Ancien détenu qui a lui-même connu l’itinérance avant de devenir intervenant, il consacre au moins quatre nuits par semaine, parfois six, au soulagement de la misère des autres.
Posté à l’entrée comme une sentinelle, il veille sur les allées et venues. Chaque fois qu’il pousse la porte pour accueillir quelqu’un, c’est un peu dans son coeur qu’il laisse aussi entrer la personne, lui qui est empathique au point de prendre le fardeau de tout un chacun sur ses propres épaules.

« Je dois chasser plusieurs fois par nuit les voitures qui ralentissent devant la porte du refuge, vitre baissée, en quête de faveurs sexuelles », explique Daniel. Il s’interpose aussi lorsque les clients des logements Airbnb voisins insultent les itinérants réunis dehors ou quand la clientèle ou le personnel du restaurant d’en face les traitent de tous les noms.
« Ce sont des “souffrants”, répète Daniel, excédé. Ils sont déjà à terre, le monde peut-tu leur crisser la paix ? » Il prend la croix pendue à son cou. « J’aurais eu envie de le crucifier une couple de fois, lui. Puis j’ai compris que ce n’était pas lui qu’il fallait blâmer. Il n’a rien à voir là-dedans. C’est l’hommerie qui l’a “fucké”, le monde. »