La tradition pluricentenaire de la Mi-Carême renaît de ses cendres

La Mi-Carême, cette fête presque millénaire, qui avait largement disparu du Québec, recommence à être célébrée. Trois localités, dont Montréal, se sont nouvellement ajoutées à la très courte liste des endroits où l’on souligne ce moment de réjouissance servant à confectionner des costumes abracadabrants… et le tissu social.
Jeudi soir. Rosemont. Une petite radio joue un air de violon. L’appartement a des allures de petite fête normale entre amis. En un rien de temps, une vingtaine de personnes masquées et costumées emplissent le logis, guitare, tambourin et mélodica à la main. C’est parti pour la fête de la Mi-Carême.
« Il faut tasser les meubles pour danser », lance un des convives masqués. « Tassez les murs ! » réplique un autre.
Une heure plus tard, tout ce beau monde quitte les lieux pour envahir un nouveau logement. Ce curieux charivari se répète dans trois logements d’une même ruelle. Voici à quoi ressemble le renouveau de la Mi-Carême à Montréal, une tradition perdue avec la modernité d’après-guerre.
Cette célébration, comme son nom l’indique, a scindé durant des siècles la période de privation du carême. Le jeu, lors de cette fête, consiste à se déguiser jusqu’à devenir méconnaissable pour ses voisins. On passe alors de maison en maison, comme à l’Halloween, mais pour récolter nourriture et alcool. Les historiens font remonter l’origine de la Mi-Carême à la France du Moyen Âge, où la rigueur du carême imposée en 1091 par le concile de Bénévent avait provoqué des résistances. Ce carnaval masqué permettait alors de briser les interdits sans être reconnu.
Débarquée en Amérique avec le régime français, la Mi-Carême a prospéré au Québec et en Acadie jusque dans les années 1960. Seules quelques communautés isolées — nommément Natashquan, L’Isle-aux-Grues, Fatima aux îles de la Madeleine et Chéticamp en Acadie — ont fait perdurer cette pratique.
Dans le Montréal d’aujourd’hui, on se déguise comme on peut : masques vénitiens, lunettes de soleil, cagoule… Cela importe moins, car les visiteurs sont ici des inconnus. L’important, c’est d’apprendre à connaître ses voisins, raconte le vendredi matin l’organisatrice de la fête, Mireille Malaket.
« On a créé une communauté dans cette ruelle-là. C’est un petit village, au fond, ce coin-là. Et puis, c’est vraiment pour créer un tissu social de voisinage. Pour plusieurs, on est arrivés chez eux comme des inconnus. C’est qui eux, qui jouent du violon dans mon salon ? »
Inspirée par la Mi-Carême des îles de la Madeleine, Mireille Malaket souhaiterait bien que perdure une tradition qui permet de faire se rencontrer les « gens qui habitent à côté sans le savoir ».
Triste ironie du sort, elle devra quitter son quartier cet été, victime d’une reprise de logement.
Une Mi-Carême queer à Rimouski
La Mi-Carême renaît aussi à Rimouski. Le chef-lieu du Bas-Saint-Laurent n’avait pas vu de tels masques et costume au mois de mars depuis les années 1960, confirme l’artiste porteuse du projet de la Mi-Carême de Rimouski, Flo Mailhot-Léonard.
Encore là, la fête a pris une tournure carnavalesque. Vingt-cinq artistes en petits groupes ont circulé « de façon spontanée, sans horaire » dans cinq maisons et dans une résidence pour personnes âgées afin d’égayer la soirée de samedi.
« On est une petite communauté. Certaines gens se reconnaissaient, comme dans le jeu traditionnel », remarque-t-elle.

Elle a d’ailleurs tenu à y ajouter une « touche inclusive » en invitant des drag queens au bal et en greffant la célébration au Festiqueer de Rimouski.
Cet ajout ne jure pas avec le passé, souligne Flo Mailhot-Léonard. « Il y a une histoire de travestissement depuis le Moyen Âge », relève-t-elle, tout en évoquant les « bals de la Mi-Carême » qui réunissaient la communauté gaie de Paris dans les années 1920.
On a arrêté de courir la Mi-Carême quand le pouvoir religieux a diminué.
« D’emblée, c’est une fête contestataire. […] Les autorités religieuses ont essayé de bannir la fête. À la fin du XIXe, début XXe siècle, on a plein d’exemples de curés qui lançaient des interdictions de la Mi-Carême. Quand il y avait ces ordonnances-là, c’est que la Mi-Carême continuait d’être célébrée dans le dos du curé. Quand il n’y a plus ces ordonnances, c’est là que la Mi-Carême arrête d’être célébrée », retrace celle qui cumule les heures de recherches sur le sujet. « En fait, on a arrêté de courir la Mi-Carême quand le pouvoir religieux a diminué. »
L’Isle-aux-Grues a recommencé les festivités de la Mi-Carême en 1976, après une pause de 15 ans, ce qui donne espoir à Flo Mailhot-Léonard de réhabiliter ce pan d’histoire. Cette fois, « on fait évoluer les traditions pour qu’elles soient pérennes ».
Des lendemains qui chantent à Saint-Grégoire
Dans le secteur de Saint-Grégoire, à Bécancour, Marie-Ève Bourke a aussi relancé le bal de la Mi-Carême, sous la forme d’un défilé de maison en maison qui a duré trois jours.
« On arrivait chez les gens, festifs, avec de la musique sur des petits haut-parleurs. On se tenait loin de la porte pour pas qu’ils se sentent attaqués. Des inconnus masqués quand même… Et là, je finissais par lever mon masque. Je disais qu’on célèbre la Mi-Carême. On expliquait ce que c’était et on les invitait à la fête de [samedi]. On voulait faire une fête de village. Aujourd’hui, c’est chacun pour soi, alors on voulait rassembler les gens du village. »

Personne n’avait gardé le souvenir de la Mi-Carême dans le village, sauf une Madelinienne d’origine. « On se souvient du Mardi gras des Américains, mais ce n’est pas tout à fait la même chose », indique Mme Bourke. La célébration finale au Centre culturel local a attiré des centaines de personnes, masques compris. Des personnalités publiques du village se sont prêtées au jeu de se laisser découvrir par la foule.
Et ce n’est qu’un début, promet Marie-Ève Bourke.
« J’aimerais retrouver la vie de village. Est-ce que tu connais ton voisin ? Est-ce que tu t’intéresses aux gens autour de toi et as-tu envie de célébrer avec eux ? Plus on va faire la Mi-Carême, plus tu vas pouvoir reconnaître la personne qui passe à ta porte. »

Malgré les trois ans de pandémie qui ont tout arrêté, cette fête des masques et des tromperies n’est pas près de s’éteindre dans les villages plus isolés, gardiens de la tradition.
Les « mordus » de Mi-Carême préparent toujours leurs costumes en cachette, des mois à l’avance, confirment au Devoir des habitués de Natashquan. « Mon équipe a des idées [de costumes] pour les vingt prochaines années », a noté à la télévision locale Édith Rousseau, l’organisatrice à L’Isle-aux-Grues. Même son de cloche chez les Madelinots à l’imagination intarissable.