Le chauffard d’Amqui comparaît sous les invectives d’une foule hostile
La « folie meurtrière » d’un chauffard de 38 ans, Steeve Gagnon, a signé la fin de l’innocence à Amqui. La petite localité de 6200 habitants pleure deux des siens et se trouve, depuis lundi après-midi, à l’épicentre d’une tragédie provoquée, selon la police, par un acte « prémédité et délibéré », qui a aussi précipité trois victimes au seuil de la mort.
L’accusé a comparu mardi après-midi sous les invectives d’une foule hostile réunie devant le palais de justice, curieuse de voir qui avait semé la désolation dans ce coin d’habitude paisible de la Matapédia. « Osti de charogne, tu vas trouver ça dur en prison ! » lui a hurlé un quidam, exprimant une colère qui prend, à mesure que les heures passent, le pas sur la consternation au sein la communauté éprouvée.
Le chauffard fait face à des accusations de conduite dangereuse ayant causé la mort, un chef passible de la prison à perpétuité. « Il y a assurément d’autres accusations à venir », a précisé l’avocat de la poursuite, en ajoutant que tout portait à croire que l’accusé est apte à subir son procès.
Steeve Gagnon n’avait aucun antécédent criminel avant de commettre l’irréparable, sinon un dossier de conduite avec les facultés affaiblies remontant à plusieurs années.
Le chauffard a tué au moins deux personnes, en plus d’en blesser gravement neuf autres, dont deux enfants. Un carnage, dans cette petite communauté tissée serrée, où chacun connaît les victimes ou leurs proches.
Dès la matinée, la Sûreté du Québec a confirmé l’identité des défunts : Gérald Charest, 65 ans, et Jean Lafrenière, 73 ans, tous deux d’Amqui. En fin de journée, trois blessés se trouvaient toujours dans un état critique dans un hôpital de Québec, un autre demeurait stable et en observation.
Deux enfants ont aussi obtenu leur congé de L’Enfant-Jésus. Selon nos informations, il s’agit d’un poupon de quelques mois à peine et de son frère, tout juste trois ans, qui marchaient tous les deux en compagnie de leur mère et de leur grand-père, blessés eux aussi. Une famille connue d’Amqui et foudroyée par le sort, fauchée par une camionnette folle qui a non seulement brisé des vies, mais la quiétude de la petite ville.

« Cette folie meurtrière,c’est difficile de l’empêcher »
Le boulevard Saint-Benoît, théâtre du drame, voit souvent des marcheurs l’arpenter. Interdite au public pendant que des centaines de policiers ratissaient une scène de crime longue de plusieurs centaines de mètres, l’artère ressemblait plutôt, mardi, à une blessure ouverte en plein coeur de la ville. « La première fois que nous allons y repasser, ça ne sera pas facile, a prévenu la mairesse d’Amqui, Sylvie Blanchette, en poste depuis à peine un an et demi. Nous ne regarderons pas le ciel ; nous allons regarder à terre et voir les gens que nous avons vus étendus. »
« Nous aimerions que ce soit un mauvais rêve, un cauchemar », indiquait sur place, en matinée, la députée bloquiste Kristina Michaud, elle-même native d’Amqui. Arrivée la veille sur les lieux du drame, elle a vu des chaussures, des bottes, une poussette tordue sur la chaussée. L’élue compte des amis proches parmi les blessés. « La société est malade, plaidait-elle au lendemain du drame. Il faut s’occuper de ça. »
Quelques heures plus tard, le ministre de la Sécurité publique François Bonnardel prenait à son tour la parole, avouant, six semaines après le drame survenu dans une garderie de Laval, son impuissance à prévenir ces tragédies. « Cette folie meurtrière, c’est difficile de l’empêcher. Nous pourrions tout mettre en place et, demain, quelqu’un déciderait d’embarquer dans son camion et de frapper. »

Le premier ministre François Legault soulignait toutefois, mardi, que le chauffard avait pu faire l’objet d’un signalement par le passé. « Il semble que cette personne-là était peut-être identifiée déjà, affirmait le chef du gouvernement depuis Québec. Y a-tu quelque chose à faire quand on sait qu’il y a une personne qui est à risque ? D’agir plus rapidement, de ne pas être gêné de le faire pour le bien commun ? »
Le premier ministre a ordonné la mise en berne des drapeaux à l’Assemblée nationale et a convié ses homologues de l’opposition à l’accompagner à Amqui, jeudi, dans un exercice qui devient rituel, de tragédie en tragédie.
« Je me sens coupable »
Steeve Gagnon habitait un quadruplex situé à moins d’un kilomètre du théâtre de son crime. Ses voisins, tous abasourdis que l’homme qu’il côtoyait régulièrement ait pu commettre un tel geste, tracent le portrait d’un homme souvent seul, qui ne faisait aucune vague. « Il ne parlait pas beaucoup, indique l’un d’entre eux. Je l’avais croisé lundi matin, il avait l’air tout à fait normal. »
Un autre précise que l’accusé, camionneur de profession, était en arrêt de travail depuis quelques mois. « Il était souvent tout seul, se souvient ce deuxième voisin. Je me sens coupable, j’aurais peut-être dû aller lui jaser. »
Steeve Gagnon avait commencé à diffuser, début février, des vidéos de lui-même sur TikTok, où il tenait des propos décousus, souvent incohérents. Dans l’une d’entre elles, il suggérait que des groupes de motards du Québec avaient trempé dans les attentats du 11 Septembre. Sa dernière publication remonte à dimanche, soit la veille de son crime. Il divaguait alors sur différentes actualités, faisait des liens nébuleux entre « les postes de police chinois », le « trafic de coke dans l’Ouest canadien » et les syndicats. À travers ses propos délirants, il ne montrait cependant aucune agressivité dans ses vidéos.
Lendemain dans l’incompréhension
L’aube qui se levait sur Amqui, mardi matin, entraînait avec elle un immense ciel rouge dans son sillage. À l’école primaire Caron, située à quelques coins de rue de la scène du drame, les parents enlaçaient un peu plus fort qu’à l’habitude leurs enfants avant de les laisser prendre le chemin des classes.

« Mes deux garçons s’inquiétaient, ils me demandaient : “maman, est-ce que nous allons voir du sang sur le trottoir ?” » racontait une mère qui préfère taire son nom, puisque travailleuse dans le domaine de la santé. Le Centre de services scolaire des Monts-et-Marées avait déployé une cellule d’aide psychosociale à l’établissement. Le CISSS régional a lui aussi affecté des intervenants pour épauler la communauté et la main-d’oeuvre éprouvée. En fin de journée, le perron de l’église d’Amqui accueillait un lieu de recueillement improvisé où chacun venait déposer une peluche, une fleur, une pensée. « Ça pleure beaucoup », indiquait une dame, présente pour consoler sa communauté esseulée.

« J’étais juste derrière lui »
Dès le matin, à la cantine Fortier, des habitués aux cheveux blancs tenaient des conversations animées autour de leur café. Un sujet figurait sur toutes les lèvres : la tragédie survenue la veille, à peine à quelques centaines de mètres de l’établissement. Entre l’odeur des rôties et des oeufs, un étrange flottement envahissait l’air, comme une impression qu’Amqui avait perdu un peu de sa quiétude.
« Mon neveu Gérald compte parmi les morts », a lancé au Devoir Paul-Émile Ross, bien assis à la « table de la bavasse », un conciliabule où une dizaine de messieurs viennent témoigner des événements de la veille et où Gérald Charest avait ses habitudes. « C’était un bon monsieur, toujours gentil », ajoutait Fernande Lavoie. « Il était voisin avec ma soeur, plus âgé et il veillait sur elle. » Selon nos informations, il avait trois enfants et était plusieurs fois grand-père.

Derrière le comptoir de la cantine, Francine Rioux se tenait droite, petite femme aux yeux bleus, mais surtout tristes en ce mardi frisquet. « J’étais juste derrière la camionnette du conducteur quand il a foncé sur le monde », a-t-elle expliqué. Son visage se décompose lentement dès qu’elle évoque l’horreur des corps fauchés, les gens étendus par terre, les cris de panique, sa propre terreur et son incompréhension, toutes deux encore présentes au lendemain du drame.

La nuit dernière ne lui a pas apporté le sommeil ; les images ont profité de la noirceur pour revenir la hanter. « Je suis venue travailler ce matin quand même, a commencé Francine. Je pensais que j’étais forte, mais plus ça va, plus je me demande si je ne suis pas un peu folle. »
Le mal au dos la tenaillait déjà, mais depuis lundi, c’est davantage un mal à l’âme qui ne la quitte plus. L’accusé n’a pas seulement fauché des vies : il a aussi abîmé un quotidien que tous, à Amqui, croyaient sans danger.