Le parcours du combattant de pompiers racisés
Propos racistes, humiliations, harcèlement. Des pompiers racisés du Service de sécurité incendie de Montréal ont raconté au Devoir leur parcours semé d’embûches dans les casernes de la Ville.
Yannick (prénom fictif) est en colère. Cela fait plus de dix ans qu’il a intégré, non sans peine, les rangs du Service de sécurité incendie de Montréal (SIM) et que, depuis ce jour, il doit se battre contre les propos racistes de certains de ses collègues. Tout comme ses confrères toujours en service qui se sont confiés à nous, il a demandé l’anonymat par crainte des répercussions sur sa carrière.
Le pompier noir se souvient encore avec émotion de sa première journée en caserne : « Un gars arrive et me dit : “Un crisse de nègre !” » (Compte tenu du sujet du reportage, Le Devoir a choisi de rapporter les propos exacts utilisés par les différents intervenants.)
Le ton est donné.
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Yannick doit faire face à la fameuse initiation réservée aux recrues. « On me demande si j’ai des allergies. J’ai dit que je ne mangeais pas de porc parce que j’étais de confession musulmane. On m’a répondu : “Tu vas manger du porc icitte, mon tabarnak !” Je n’ai pas mangé avec eux pendant deux ou trois semaines. Puis j’ai mangé du porc. Je me suis rabaissé, mais ça n’a rien donné », déplore-t-il.
Mais ce n’est qu’en 2020 que le pompier décide de porter plainte, à la suite d’un incident qui se déroule lorsqu’il travaille dans une autre caserne. « J’étais dans la cuisine, un officier était venu travailler en overtime. On faisait la vaisselle, et la grande fenêtre donnait sur un stationnement. Une grosse pluie commence à tomber. Une jeune femme noire courait pour aller à son véhicule. Il a dit : “Envoye, ma négresse ! Cours, ma négresse !” Je le regarde et lui demande : “Ça se dit, ça ?” Il me regarde et me répond : ” Oui, ça se dit.” Je lui ai donné une autre chance et il a répété la même chose. Je lui ai dit que je m’en foutais que ce soit un officier, que c’était la dernière fois qu’il disait ça ! Je l’ai insulté [à mon tour] », se souvient Yannick.
À la suite de cette plainte, David Shelton, qui occupe alors un poste de chef aux opérations au SIM, écrit de sa propre initiative un rapport sévère sur l’officier ayant tenu ces propos racistes. « Je suggérais une sanction importante, allant jusqu’à la rétrogradation. […] Le monsieur était à côté de la track, tout le monde le savait, tout le monde le protégeait depuis des années », précise M. Shelton, qui est lui-même afro-descendant.
« Le directeur adjoint du Service de sécurité incendie de Montréal [qui a consulté le rapport] a dit que ce qui prenait beaucoup de place dans sa tête à lui, c’est que le pompier avait lui aussi dit des choses inappropriées. Mais ces propos ont été provoqués par les commentaires racistes du capitaine. Il a tout de même décidé de dire “call it even”, ce qui était un message ridicule à envoyer aux équipes impliquées, à la hiérarchie et aux autres personnes racistes ou aux personnes qui ont une tendance à discriminer ouvertement. Il faut que le SIM décourage ces gens-là de s’exprimer librement », estime-t-il.
En entrevue avec Le Devoir, le directeur du SIM, Richard Liebmann, entré en poste en janvier 2021, assure ne pas avoir eu connaissance d’un tel incident. « Si quelque chose comme ça monte à mes oreilles, c’est sûr qu’on va agir », dit-il.
À la suite de ces événements, Yannick change à nouveau de caserne. Mais durant l’été 2022, bien qu’il ait enfin trouvé un endroit où il se sent à sa place, il finit par craquer, épuisé par des années d’incidents répétés. « Un matin, j’ai disjoncté. Mon capitaine m’a trouvé en position foetale et je pleurais. Pourtant, ça allait très bien là-bas. Mais je vivais ça depuis des années. I broke. Je suis parti en arrêt maladie. »
Des plaintes étouffées
David Shelton a travaillé au Service de sécurité incendie de Montréal pendant trente ans. Premier pompier afro-descendant nommé chef aux opérations, il a aussi été coordinateur du Bureau de l’équité, de la diversité et de l’inclusion, qui est notamment responsable de sensibiliser les employés du SIM sur ces questions.
M. Shelton a pris sa retraite l’an dernier, mais poursuit sa lutte contre le racisme en caserne au niveau national grâce à son implication au sein de l’Alliance des pompiers et pompières du Canada. « Des pompiers racisés souffrent en silence. C’est lourd, plate et injuste. C’est un produit de notre société, mais on ne peut pas juste dire ça ou mettre ça sur le dos de quelqu’un », lance celui qui considère d’ailleurs que le système actuel de gestion des plaintes est déficient.
Une plainte déposée par un pompier à son supérieur immédiat sera traitée à travers la hiérarchie du service, qui compte huit grades, avant d’être traitée par le département des ressources humaines, indique le pompier retraité. « Le mécanisme de plainte passe par l’interne, alors qu’il devrait être indépendant. La culture et les liens entre les gens à l’interne découragent l’avancement des plaintes. Quasiment chaque fois, les plaintes sont écrasées. Le système a tendance à vouloir régler les plaintes de manière informelle, mais cela n’a pas de réelles conséquences. »
« Il faut que les personnes qui déposent les plaintes se sentent en confiance avec le système. La personne afro-descendante qui porte plainte a épuisé toutes ses options. Elle s’assure que les quinze prochaines années de sa carrière seront de la merde, car elle va devoir “dealer” avec le fait d’être quelqu’un qui a fait une plainte », affirme M. Shelton.
« Si les gens ne signalent pas les problèmes, c’est très difficile d’agir là-dessus », souligne le directeur du SIM, Richard Liebmann. « On a plusieurs portes d’entrée quand il y a un signalement. On a la politique de no wrong door : quand quelqu’un cogne à la porte de son officier de caserne, aux chefs des opérations, de son directeur de service aux RH, tout le monde va canaliser la plainte pour aller au bon endroit et faire une enquête. On doit poser des questions et, si on doit poser des sanctions, on va le faire », assure-t-il.
Un changement qui tarde à venir
Depuis son arrivée au SIM, Réginald (prénom fictif) s’efforce d’attirer des recrues issues de la diversité dans les casernes. Il lui arrive pourtant de se demander s’il ne les jette pas dans la gueule du loup. « Depuis des années, j’ai des jeunes que j’ai recrutés qui le vivent comme je l’ai vécu. »
« J’étais sur un appel premier répondant, pour un jeune Noir qui s’est fait tirer [dessus] assis dans son auto à bout portant. Il était mort. Mon lieutenant me dit en riant : “Pis, Réginald, tu le connaissais ?” En rentrant à la caserne, j’ai dit que la joke ne passait pas. Mais quand tu remets un collègue raciste à sa place, ça dérange tout le monde », note le pompier, qui doit faire face aux doléances de ses collègues auprès de leurs supérieurs lorsqu’il condamne de tels propos.
« Une autre fois, je suis à table, un gars parle d’[Occupation double] et lance : “En tout cas, c’est la trans pis le nègre qui vont se faire éliminer.” J’ai fait : “Pardon ! ?” On a continué à manger. La fois d’après, c’était un capitaine [qui utilisait le mot en n] ! J’ai dit : “Come on, Cap, pas toi ! ” Mais c’est moi qui me retrouvais à être une brute », déplore Réginald.
Le directeur Liebmann reconnaît l’importance des sanctions, mais mise avant tout sur la sensibilisation. « Si on ne donne que des sanctions, ça peut ancrer les gens dans leurs idées racistes », estime-t-il. « C’est une éducation, un changement qui va prendre du temps. […] Cette année, on travaille avec les ressources humaines et le Bureau de [la commissaire à] la lutte au racisme et aux discriminations systémiques pour faire des capsules de formation à tous les niveaux. On a commencé par la direction, on poursuit avec l’état-major et les cadres civils, et on descend jusqu’aux pompiers en caserne. »
Réginald estime toutefois que les formations sur l’intimidation données par le SIM ne sont pas efficaces. « C’est très difficile à recevoir, pour un pompier, qu’on lui dise comment il doit se comporter, ce qu’il ne peut pas dire en caserne, alors que, pour lui, c’est son salon. »
Miser sur les officiers
Le directeur du SIM lance cette année un nouveau programme de développement et de formation des officiers, « un programme qui vise les pompiers qui veulent devenir lieutenants et les lieutenants qui veulent devenir capitaines », précise M. Liebmann. « On met l’accent pour outiller ces officiers afin qu’ils puissent être capables d’avoir des discussions difficiles autour de la table de caserne et faire comprendre à tout le monde que ces comportements ne sont pas acceptables. »
C’est ce qui motive encore Yannick : « Je veux devenir officier. Je vais m’assurer qu’il n’y a personne dans ma caserne qui va faire l’imbécile avec qui que ce soit. »
Réginald, de son côté, croit fermement à cette solution et va encore plus loin en proposant un système d’évaluation. « Dans le processus d’embauche ou de nomination à titre d’officier, il faut t’évaluer sur ton niveau de connaissance du multiculturalisme, de la diversité sexuelle, etc. Si tu n’as pas ce point sensible en toi, tu ne pourras pas le transmettre à ton équipe », estime-t-il.
Richard Liebmann garde espoir que ses casernes évolueront, lentement mais sûrement, au fil des années. « Ces comportements n’ont pas leur place. Et ces personnes — si elles ne changent pas leur approche, ça peut aller au congédiement — , elles n’ont plus leur place au SIM ni à la Ville de Montréal », lance le directeur.
Contacté quelques jours avant la publication de cette enquête, Yannick nous a informés qu’au cours des deux dernières semaines, des pompiers racisés du SIM se sont fait rappeler qu’ils n’avaient pas le droit de parler aux journalistes. « Ils se font dire que, s’ils se font contacter, de renvoyer [le ou la journaliste] à leur supérieur. On n’essaie pas de trouver les agresseurs potentiels, mais on surveille les victimes potentielles. C’est ridicule ! »